379. A VOLTAIRE.
Radebourg, 21 juin 1760.
Je reçois deux de vos lettres à la fois, l'une du 30 de mai, l'autre du 3 de juin. Vous me remerciez de ce que je vous rajeunis; j'ai donc été dans l'erreur de bonne foi. L'année 1718 a paru votre Œdipe; vous aviez alors dix-neuf ans; donc ....
Nous allions livrer bataille hier; l'ennemi, qui était ici, s'est retiré sur Radebourg, et mon coup se trouve manqué. Voilà des nouvelles que vous pouvez débiter par toute la Suisserie, si vous le voulez.
Vous me parlez toujours de la paix; j'ai fait tout ce que j'ai pu pour la ménager entre la France et l'Angleterre, à mon inclusion. Les Français ont voulu me jouer, et je les plante là; cela est tout simple. Je ne ferai point de paix sans les Anglais, et ceux-là n'en feront point sans moi. Je me ferais plutôt châtrer que de prononcer encore la syllabe de paix à vos Français.
Qu'est-ce que signifie cet air pacifique que votre duc affecte vis-à-vis de moi? Vous ajoutez qu'il ne peut pas agir selon sa façon de penser. Que m'importe cette façon de penser, s'il n'a point le libre arbitre de se conduire en conséquence? J'abandonne le tripot de Versailles au patelinage de ceux qui s'amusent aux intrigues. Je n'ai point de temps à perdre à ces futilités; et, dussé-je périr, je m'adresserais plutôt au Grand Mogol qu'à Louis le Bien-Aimé, pour sortir du labyrinthe où je me trouve.
Je n'ai rien dit contre lui. Je me repens amèrement d'en avoir écrit en vers plus de bien qu'il n'en mérite.97-a Et si, pendant la présente guerre, dont je le regarde comme le promoteur, je ne l'ai pas épargné dans quelques pièces,97-b c'est qu'il m'avait outré, et que je me<98> défends de toutes mes armes, quelque mal affilées qu'elles soient. Ces rogatons ne sont d'ailleurs connus de personne. Je ne comprends donc rien à ces personnalités, à moins que par là vous ne désigniez la Pompadour.
Je ne crois cependant pas qu'un roi de Prusse ait des ménagements à garder avec une demoiselle Poisson, surtout si elle est arrogante, et qu'elle manque à ce qu'elle doit de respect à des têtes couronnées.
Voilà ma confession, voilà tout ce que je pourrais dire à Minos, à Rhadamanthe, si j'étais obligé de comparaître à leur tribunal. Mais on me fait parler souvent sans que j'aie ouvert la bouche. On peut avoir mis sur mon compte des choses auxquelles je n'ai pas pensé. Ce sont des tours dont la cour de Vienne s'est souvent servie, et qui dans plus d'une occasion lui ont réussi.
Cette tracasserie, dans le fond, ne vaut pas la peine que j'en parle davantage. Vous faut-il des douceurs? A la bonne heure. Je vous dirai des vérités. J'estime en vous le plus beau génie que les siècles aient porté; j'admire vos vers, j'aime votre prose, surtout ces petites pièces détachées de vos Mélanges de littérature. Jamais aucun auteur avant vous n'a eu le tact aussi fin, ni le goût aussi sûr, aussi délicat que vous l'avez. Vous êtes charmant dans la conversation; vous savez instruire et amuser en même temps. Vous êtes la créature la plus séduisante que je connaisse, capable de vous faire aimer de tout le monde, quand vous le voulez. Vous avez tant de grâces dans l'esprit, que vous pouvez offenser, et mériter en même temps l'indulgence de ceux qui vous connaissent. Enfin vous seriez parfait, si vous n'étiez pas homme.
Contentez-vous de ce panégyrique abrégé. Voilà toutes les louanges que vous aurez de moi aujourd'hui. J'ai des ordres à donner, des lieux à reconnaître, des dispositions à faire, et des dépêches à dicter.
<99>Je recommande M. le comte de Tournay à la protection de son ange gardien, de la très-sainte et immaculée Vierge, et du chevalier puîné du p ... Vale.
P. S. Pour vous amuser peut-être, je joins à ma lettre un petit morceau, comme dit notre bon d'Argens.99-a J'ai composé ce morceau pour un Suisse qui sert depuis un an dans mon artillerie.99-b Cet honnête Suisse ayant fait tourner dans sa garnison, à Bréda, la tête à une belle Hollandaise, il m'a demandé à différentes reprises la permission de l'épouser quand notre paix serait faite. Je l'accorde enfin; mais la belle, se mourant d'amour, n'a pas voulu attendre si longtemps, et le bel amour s'est envolé à tire-d'aile. O tempus! o mores! Vous voyez que je n'oublie pas mon latin. Vale.99-c
97-a Voyez t. X, p. 317, et t. III, p. 108-111.
97-b Voyez, par exemple, t. XII, p. 15.
99-a Voyez t. XIX, p. 170 et 177.
99-b Voyez t. XII, p. 174-177.
99-c Ce post-scriptum, omis dans l'édition de Kehl, est tiré de l'édition de Bâle, t. II, p. 341.