CHANT VI.
Le dieu de la victoire a daigné par ma voix
Enseigner de son art les rigoureuses lois;
Du métier des héros on a vu l'origine,
Le choix des campements, l'ordre, la discipline,
Comment un chef habile assure ses quartiers,
Et brise les remparts sous ses coups meurtriers.
Par de plus grands objets terminons cet ouvrage,
Des batailles traçons la redoutable image,
Montrons sur cette mer si prompte à s'irriter
Les dangers, les écueils, l'art de les éviter :
Je vous guide au combat, troupe illustre et guerrière.
Voilà ce champ fameux, voilà cette carrière
Où tant de généraux ont trop tôt succombé,
Où Guillaume bronchait, où Marsin est tombé,
Où d'autres, essoufflés, sans force et sans ressource,
N'atteignirent jamais le terme de leur course.
Là s'abattit Pompée, ici finit Pyrrhus,
Là périt Annibal, Mithridate, Crassus;
Des vestiges sanglants de leurs funestes pertes,
De leurs tristes débris les plaines sont couvertes.
Mais dans ces mêmes champs, courant avec plus d'art,
On a vu triompher Alexandre, César,
L'impétueux Condé, le sublime Turenne,
Gustave, Luxembourg, Villars, Maurice, Eugène.
<267>O vous, jeunes guerriers, touchés de leurs hauts faits,
Craignez de votre ardeur les transports indiscrets :
Dans le nombre d'amants qui courtisent la gloire,
Très-peu sont couronnés des mains de la victoire;
Tel à ses grands exploits enjoignit de nouveaux,
Qui perdit en un jour le fruit de ses travaux.
Tel parut le vengeur de la funeste Troie :
Contre cent rois ligués sa valeur se déploie,
Diomède est vaincu, les Grecs sont accablés,
Ajax fuit en courroux, ses vaisseaux sont brûlés;
Patrocle excite en vain son courage inutile,
Hector à ce héros prend les armes d'Achille;
Mais le Troyen succombe après tant de bonheur,
Dans le fils de Pelée il trouve son vainqueur.309-a
Du fier rival du Czar voyez la destinée,
Favorable neuf ans, neuf ans infortunée.
Si d'aussi grands héros, dans les combats experts,
Ont terni leurs exploits par de honteux revers,
S'ils sont enfin tombés au fond des précipices,
Qu'osez-vous espérer, dans l'art de Mars novices,
Dans nos camps par Bellone à peine encor sevrés,
Sur les devoirs d'un chef faiblement éclairés?
Mais, malgré mes conseils, dans votre ardeur première,
Comme un coursier fougueux lâché dans la carrière,
Vous brûlez de courir et de vous signaler.
Craignez un fol orgueil qui peut vous aveugler,
Craignez votre amour-propre et ses douces amorces,
Éprouvez avant tout vos talents et vos forces,310-a
Et ne prenez jamais des vœux ambitieux
Pour l'effort du génie en vous victorieux.
En vain possédez-vous la force d'un athlète
<268>Qui dans Londres combat au bruit de la trompette,
Admiré par le peuple, applaudi par des sots,310-b
Et de ses bras nerveux terrassant ses rivaux;
Quand vous ressembleriez à ces fils de la Terre,
A ces rivaux des dieux, qui leur firent la guerre,
Qui, pour braver l'Olympe, en leur rébellion
Soulevèrent l'Ossa sur le mont Pélion;
Quand du dieu des combats vous auriez le courage,
Ne vous attendez point à gagner mon suffrage :
Taille, force, valeur, tout est insuffisant,
Minerve exige plus d'un général prudent.
Il faut que son esprit, guidé par la sagesse,
Soit vif sans s'égarer et prudent sans faiblesse;
Qu'il agisse à propos, que, maître des soldats,
Il les fasse mouvoir dans l'horreur des combats;
Au désordre à l'instant qu'il porte un prompt remède,
Et ranime le corps qui s'épuise ou qui cède;
Qu'en guerrier prévoyant il prépare de loin
Tous les secours divers dont l'armée a besoin;
Qu'en ressources fécond, toujours infatigable,
Par sa faute jamais le destin ne l'accable.
Formez-vous donc l'esprit, surtout le jugement,
Attendez tout de vous, rien de l'événement;
Soyez lent au conseil, c'est là qu'on délibère;
Mais lorsqu'il faut agir, paraissez téméraire,
Et n'engagez jamais sans de fortes raisons
Ces combats où la mort fait d'affreuses moissons.
Les forces de l'État sont dans votre puissance,311-a
Des soldats généreux vous guidez la vaillance;
Prompts pour exécuter l'ordre du général,
Ils volent aux dangers dès le premier signal;
Dès que vous commandez, leur cohorte aguerrie
Fond sur vos ennemis, comme un tigre en furie
Tombe sur un lion, lui déchire le flanc,
Le terrasse, l'abat, s'abreuve de son sang.
<269>Le lendemain, grand Dieu! sur ces champs de batailles
Regardez ces mourants, ces tristes funérailles,
Et parmi ces ruisseaux du sang des ennemis,
Voyez couler le sang de vos meilleurs amis;
Voyez dans le tombeau ces guerriers magnanimes,
De votre ambition malheureuses victimes,
Leurs parents éplorés, leurs épouses en deuil,
Qui dans votre triomphe abhorrent votre orgueil.
Ah! plutôt que souiller vos mains de tant de crimes,
Plutôt que vous parer d'honneurs illégitimes,
Périssent à jamais les cruels monuments
Moins dus à vos exploits qu'à vos égarements!
Qui voudrait à ce prix gagner la renommée?
En père bienfaisant conduisez votre armée,
Dans vos moindres soldats croyez voir vos enfants,
Ils aiment leurs pasteurs, et non pas leurs tyrans;
Leurs jours sont à l'État, leur bonheur est le nôtre,
Avare de leur sang, sacrifiez le vôtre,
Tant que Mars le permet, il faut les ménager.
Quand le bien de l'État les appelle au danger,
Lorsqu'entre vos drapeaux et ceux de l'adversaire
Il faut savoir fixer le destin de la guerre,
Alors, sans balancer, sans chercher de détours,
Disposez, attaquez, et prodiguez leurs jours :
C'est là qu'ils feront voir leur ardeur valeureuse,
Et qu'ils sauront périr d'une mort généreuse.
Un sage général dont Bellone est l'appui
Combat quand il le faut, et jamais malgré lui;
Rempli de prévoyance et sûr de sa cohorte,
Il pare tous les coups que l'ennemi lui porte;
S'il pense en général, il s'expose en soldat,
Loin de le recevoir, il donne le combat :
Le sort des assaillants est toujours favorable.
L'effort du fier bélier, par son choc redoutable,
S'ouvre un libre passage, et renverse les tours
D'où l'assiégé tremblant croit défendre ses jours;
Le mur longtemps battu cède au poids qui l'enfonce.
<270>Attaquez donc toujours : Bellone vous annonce
Des destins fortunés, des exploits éclatants,
Tandis que vos guerriers seront les assaillants.
Si malgré tous vos soins la fortune légère
Passe de vos drapeaux à ceux de l'adversaire,
Opposez aux revers un front toujours serein,
Par votre habileté corrigez le destin,
Des guerriers abattus ranimez le courage,
Montrez-vous ferme et grand tant que dure l'orage.
Comme une sombre nuit, par son obscurité,
Des feux du firmament relève la clarté,
De même vos malheurs, autant que la victoire,
Par votre fermeté vous couvriront de gloire.
Ne désespérez point, sûr des secours de l'art :
La sagesse toujours triomphe du hasard.
Si Villars fut forcé de se battre en retraite,
Denain de Malplaquet effaça la défaite;
Souvent un seul moment répare un long malheur,
De vaincu qu'il était, Villars devint vainqueur.
On gagne les combats de diverses manières :
Ceux connus sous le nom d'affaires régulières
Vous offrent313-a des deux parts des efforts généraux;
Des postes retranchés, des hauteurs, des ruisseaux
D'affaires de détail sont les sanglants théâtres;
Le terrain, bien choisi, les rend opiniâtres.
Voyez-vous dans ces champs en bon ordre avancer
Ces deux corps au combat tout prêts à s'élancer?
Leur front, qui s'élargit, s'étend et se déploie,
L'un, dans l'instant formé, va fondre sur sa proie;
Ces escadrons serrés, d'un cours impétueux,
Volent à l'ennemi, qui s'enfuit devant eux;
Dans d'épais tourbillons de soufre et de poussière
On voit briller de loin la lame meurtrière,
Ils pressent les fuyards par leurs coups dissipés,
Du sang des ennemis leurs glaives sont trempés.
Ici, l'infanterie, ayant perdu ses ailes,
<271>Redoute des vainqueurs les attaques cruelles;
Cent tonnerres d'airain élancent le trépas,
Les corps victorieux s'avancent à grands pas,
Sur leur front menaçant brille la baïonnette;
L'ennemi consterné médite sa retraite,
Des bataillons altiers l'attaquent dans le flanc,
Il craint, il cède, il fuit, la terre boit son sang.
Des tubes meurtriers part la poudre enflammée,
Ils lancent le trépas sur la troupe alarmée
Qui s'enfuit dans les champs, en pelotons épars,
Sans ordre, sans conseil, sans chef, sans étendards.
Loin de calmer la peur qu'aux vaincus il inspire,
Loin de faire un pont d'or au chef qui se retire,
Le parti triomphant saisit l'occasion;
Il poursuit chaudement le gain de l'action,
Il veut en ce jour même achever son ouvrage.
Ainsi le grand Eugène, à ce fameux village314-27
Où Tallard et Marsin s'étaient très-mal postés,
D'un effort général donna de tous côtés;
Il enfonça leur centre, il coupa leur armée,
Blenheim vit des Français l'audace désarmée;
Quel nombre de captifs sur ce sanglant terrain!
L'ennemi des Césars fuit jusqu'au bord du Rhin.
Ainsi, près d'Almanza quand les Lis triomphèrent,
Que les lions bretons à leurs efforts cédèrent,
Au trône de Castille, au trône d'Aragon
Berwick, par ses exploits, plaça l'heureux Bourbon.
Voici d'autres combats : là, sur cette colline
Dont le sommet au long314-a sur la plaine domine,
Voyez-vous étendus ces bataillons altiers?
La poussière de loin s'élève dans les airs,
L'ennemi marche, il vient, il se forme, il se range,
Il place sur un front sa puissante phalange;
Son terrain se refuse aux efforts des coursiers,
Derrière sa bataille il met ses cuirassiers.
<272>Le chef s'avance seul, il doit tout reconnaître,
Il peut vaincre en ce jour par un coup d'œil de maître,
S'il fait des lieux, des temps un choix prémédité,
S'il prend son ennemi par son faible côté.
De sa droite s'avance un corps d'infanterie,
Elle franchit les monts malgré l'artillerie;
Dans son poste attaqué, renversé, confondu,
L'ennemi se débande et s'enfuit éperdu,
Le désordre est partout, le vainqueur en profite,
Les cuirassiers oisifs volent à la poursuite.
Ainsi le grand Condé fut vainqueur à Fribourg;
Ainsi, devant son roi, dans un aussi grand jour,
On vit près de Laeffelt le valeureux Maurice,
En offrant à Pluton le sanglant sacrifice
Des Bretons, des Germains, des Bataves fuyards,
Sur le haut de leurs monts planter ses étendards.
Tel est de nos combats l'ingénieux système.
Tous les camps retranchés sont attaqués de même;
Souvent leurs boulevards, sans prudence tracés,
Ont de faibles appuis ou de mauvais fossés;
La moitié des soldats tient des lieux inutiles,
Cloués à leur terrain, ils restent immobiles,
Tandis que l'ennemi fait manœuvrer ses corps,
Et peut en liberté diriger ses efforts.
Rien n'arrête un héros quand Bellone le guide;
Si dans un camp choisi son ennemi timide,
Des maux qu'il a soufferts encore épouvanté,
Craint l'effort dangereux du bras qui l'a dompté,
Et se fait du terrain un invincible asile,
Ce héros le contraint par sa manœuvre habile
A donner ces combats qu'il avait évités.
Il marche, à ce dessein, vers les grandes cités,
Il donne à l'ennemi plus d'une jalousie,
Il se prépare, il feint, il tourne, il se replie,
Il paraît menacer trois villes à la fois,
Elles sont dans l'attente et craignent toutes trois.
Tandis qu'en tous les cœurs la terreur est semée,
<273>De son triste adversaire il affame l'armée,
Des lieux qui l'ont nourrie il coupe les secours,
Et la force aux combats316-a pour prolonger ses jours;
Il faut vaincre ou périr, il n'est plus de retraite :
Le faon ne quitte point la biche qui l'allaite,
Un chef risquera tout plutôt qu'abandonner
Ses dépôts abondants qu'il voit environner.
Lorsque pour se soustraire à votre diligence
Votre ennemi d'un fleuve implore l'assistance,
Et croit vous arrêter par ses rapides flots,
Imitez d'Annibal le plan et les travaux :
Du Rhône les Romains occupaient le rivage,
Il feint, marche plus bas, et se fraye un passage :
Il sait joindre la ruse avec l'activité,
Et trompe le consul qui le croit arrêté.
Soutien de mes rivaux, digne appui de ta reine,
Charles,316-b d'un ennemi sourd aux cris de la haine
Reçois l'éloge pur, l'hommage mérité :
Je le dois à ton nom, comme à la vérité.
Ces flots majestueux, cette rivière immense
Qui sépare à jamais l'Empire de la France,
Ces ennemis nombreux qui défendaient ses bords,
S'opposèrent en vain à tes nobles efforts;
Qu'attendez-vous, guerriers, d'un sage capitaine?
Rhin, ennemis,317-a dangers, rien n'arrête Lorraine,
Charles en quatre corps sépare ses soldats;
A l'endroit où Coigny ne s'y préparait pas,
Son pont, construit soudain, seconde son audace,
Il surprend les Français, il pénètre en Alsace.
Oublierais-je, Louis, le grand jour de Tolhus,317-b
Ces Bataves postés, attaqués et vaincus,
Tes guerriers, dans le Rhin sous tes yeux à la nage.
<274>Gagner en combattant l'autre bord du rivage?
C'est à de tels exploits que Mars daigne applaudir,
Un noble enthousiasme y peut seul réussir.
Si votre cœur aspire à la sublime gloire,
Sachez vaincre, et surtout user de la victoire;
Le plus grand des Romains par ses succès divers,
Le jour qu'à son pouvoir il soumit l'univers,
Sauva ses ennemis dans les champs de Pharsale.
Voyez à Fontenoi Louis, dont l'âme égale,
Douce dans ses succès, soulage les vaincus :
C'est un dieu bienfaisant dont ils sont secourus,
Ils baisent en pleurant la main qui les désarme,
Sa valeur les soumit, sa clémence les charme.
Dans le sein des fureurs la bonté trouve lieu,
Si vaincre est d'un héros, pardonner est d'un dieu.
Suivez, jeunes guerriers, ces illustres modèles :
Alors la Renommée, en étendant ses ailes,
Mêlant à ses récits vos noms et vos combats,
Portera votre gloire aux plus lointains climats.
A ce bruit, la Vertu, du haut de l'Empyrée,
Retrouvant des héros dignes du temps d'Astrée,
Retrouvant des guerriers remplis d'humanité,
Viendra pour vous guider à l'immortalité.
Dans ce temple sacré, bâti pour l'innocence,
Les vertus des mortels trouvent leur récompense :
Là sont tous les esprits dont les savants travaux
Enrichirent l'État, trouvant des arts nouveaux;
Là sont tous les bons rois, les magistrats augustes,
Très-peu de conquérants, mais tous les guerriers justes.
Si vous prenez un jour un vol si généreux.
Si vous vous élevez jusqu'au faîte des cieux.
Souvenez-vous au moins qu'une muse guerrière,
Vous ouvrant des héros la fameuse barrière,
Excitant vos travaux du geste et de la voix.
Par l'appât des vertus a hâté vos exploits.
309-a Au lieu des quatre derniers vers, on lit dans l'édition in-4 de 1760, p. 429 :
Hector combat Patrocle, il lui prend cette lance
Qui du fils de Pelée exerçait la vengeance;
Mais le sort l'abandonne après tant de bonheur,
Le Troyen dans Achille a trouvé son vainqueur.
310-a Tout ce passage est imité de l'Art poétique de Boileau, chant I, v. 11 et 12.
310-b Par les sots. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 430.)
311-a En votre puissance. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 432.)
313-a Nous offrent. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 435.)
314-27 Höchstädt.
314-a Au loin. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 438.)
316-a Au combat. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 440.)
316-b Voyez t. III, p. 50-54, p. 124 et suivantes, et p. 150 et suivantes.
317-a Ennemi. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 441.)
317-b Le fameux passage du Rhin au gué du Tolhuys eut lieu le 12 juin 1672. Voyez t. I. p. 108.