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Titelei

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ILLUSTRATIONS
DES
ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND
PAR
ADOLPHE MENZEL
TOME II

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ILLUSTRATIONS
DES
ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND
PAR
ADOLPHE MENZEL
TOME SECOND
PREFACE ET INTRODUCTION PAR LOUIS GONSE
TEXTE EXPLICATIF PAR L. PIETSCH
GRAVURES SUR BOIS
PAR O. VOGEL, A. VOGEL, FR. UNZELMANN ET H. MÜLLERPARIS
F. FETSCHERIN ET CHUIT, ÉDITEURS
LIBRAIRES DE L'ÉCOLE NATIONALE DES BEAUX-ARTS
18. RUE DE L'ANCIENNE-COMÉDIE, 18

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Adolphe Menzel.

Il n'y a pas longtemps encore, nous pouvions être taxé de hardiesse lorsque nous affirmions que M. Adolphe Menzel était un des premiers parmi les artistes modernes de l'Europe, le premier parmi ceux de l'Allemagne. Mais, grâce aux efforts de quelques admirateurs convaincus, la renommée de l'auteur de la Forge a passé la frontière et s'est répandue dans notre pays. M. Menzel y est aujourd'hui reconnu comme un peintre d'une originalité profonde, comme un des plus puissants dessinateurs qui aient existé, comme un maître hors de pair dans l'art de l'illustration. Nous avons pensé qu'une notice de quelques pages, sur la vie et les oeuvres de ce grand artiste, serait à sa place en tête du second volume de cet ouvrage.

M. Menzel porte allègrement ses soixante et onze ans, avec la pleine possession de ses facultés physiques et intellectuelles. Il est né à Breslau, le 8 décembre 1815, à ce moment solennel où l'astre napoléonien,

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s'éteignant dans les convulsions d'une lutte suprême, disparaissait de la scène du monde. Une invincible destinée l'entraîna dès l'enfance vers l'art de la peinture; il se sentait appelé à prendre la succession des Rauch, des Schadow, des Chodowiecki, de tous ces apologistes enthousiastes de Frédéric II, dont le règne avait préparé la grandeur future de l'Allemagne.

Le père de M. Menzel dirigeait une pension pour les jeunes filles; il combattit tout d'abord autant qu'il le put la vocation artistique de son fils et ce ne fut que lorsque celui-ci eut atteint l'âge de quinze ans qu'il céda à ses instances et vint se fixer à Berlin, où il fonda un établissement de lithographie.

Ce qu'il y a de plus étonnant dans la carrière de M. Menzel, c'est qu'il n'a jamais eu d'autre maître que lui-même. „Si un artiste s'est fait tout seul, c'est celui-là“ , disait fort justement Duranty. „Il a étudié de lui-même, aux étalages des marchands, en parcourant les rues, les musées, en regardant les gravures.“ Il essaya bien, en 1833, de suivre les cours de la classe de plâtre à l'Académie de Berlin, mais il y renonça bientôt ne pouvant soumettre ses instincts impérieux, sa nature indépendante à un enseignement étroit et dogmatique. Son père venait de mourir, et il se trouva tout à coup à dix sept ans chargé de soutenir une famille. Les difficultés de l'existence ne firent qu'exciter son ardeur au travail. Il fit pour l'institut lithographique de Sachse et Cie ce qu'il faisait pour la maison de son père : des vignettes, des étiquettes, des menus, des programmes de fêtes.

En 1833, il publie chez cet éditeur un album de dessins à la plume lithographies qui représentaient les Epreuves de la vie d'artiste. Ce cahier, inspiré par le petit poème de Goethe, attira l'attention des artistes de Berlin, et Schadow, alors directeur de l'Académie, en parla avec éloges. Puis il commence à s'occuper de suites d'illustrations relatives à des faits historiques. Il illustre d'abord en lithographie (1836) les Faits mémorables de l' histoire de Brandebourg et de Prusse, édités aussi par Sachse. Bien que cette première oeuvre appartienne encore par bien des côtés aux formes académiques alors en honneur, on y sent poindre cependant l'artiste épris de nature, de vie, de mouvement, d'exactitude historique; un abîme la sépare de tout ce que faisaient alors les soi-disants peintres d'histoire.

Il n'aborde la peinture que vers 1835, et tout seul, sans maître, y appliquant comme toujours une volonté énergique, que rien ne rebute.

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Entre temps, il publie des planches demandées par des éditeurs de lithographies: les Cinq Sens (1835), le Pater (1837), et des diplômes pour des corporations.

De 1837 à 1839, il expose ses premières toiles, parmi lesquelles la Consultation de Droit et celle qu'il avait intitulée: Audiatur et altera pars. M. Pietsch, l'historiographe d'Adolphe Menzel, constate une analogie dans les colorations et le sentiment de cette toile avec l'aspect de certains tableaux anglais, comme ceux de Pettie. L'intelligence de l'art s'y marque déjà pénétrante et forte dans le sens de la réalité et de l'observation attentive du geste et de la physionomie.

En 1839, il est chargé, par les éditeurs Weber et Lorck, d'illustrer l'Histoire populaire de Frédéric le Grand. Nous avons indiqué précédemment l'importance de cet ouvrage qui fonda la réputation artistique de M. Menzel et qui ressuscita la gravure sur bois en Allemagne. A partir de ce moment, le grand illustrateur ira toujours en s'élevant à chaque nouvelle oeuvre, élargissant sans cesse son style, son dessin, sa compréhension de la vie, sa connaissance de l'histoire, serrant de plus près le réel et se rapprochant peu à peu de la vérité contemporaine, dans ses caractères les plus expressifs, les plus accentés, les plus aigus. Ce sont, les Héros de la paix et de la guerre, au temps de Frédéric et les grandes planches de la Germania; ce sont enfin les illustrations pour les Oeuvres de Frédéric le Grand et celles plus récentes pour la Cruche cassée, de Henri de Kleist. Dans toutes ces productions M. Menzel se montre non seulement réaliste puissant et âpre, mais encore il révèle une imagination pleine de fantaisie et un don incomparable d'évocation. La Cruche cassée est un chef-d'oeuvre au sens absolu du mot; l'art moderne de l'illustration n'a rien produit de plus admirable.

C'est à juste titre que M. Menzel a été surnommé „le peintre de Frédéric II“ . La majeure partie, pour ne pas dire la totalité, des sujets historiques qu'il a traités en peinture se rapportent au règne de ce grand roi. Tels sont, pour ne citer que les oeuvres principales: la Table ronde à Sans-Souci (1850), le Concert de flûte (1852), actuellement au Musée de Berlin, Frédéric le Grand en voyage (1854), le fameux tableau de la Nuit de Hochkirch (1856), exposé en 1867 à Paris, puis l'Entrevue de Frédéric et de Joseph II et la Visite de Frédéric-Guillaume à une école de village (1857).

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Mais la plus importante de ses créations historiques est assurément son grand tableau du Couronnement à Koenigsberg, oeuvre de méditation et de force, plus remarquable par l'intensité expressive des figures prises dans leur caractère individuel que par l'aspect de l'ensemble, qui est d'un coloris un peu âpre. Le Couronnement à Koenigsberg, exécuté pour une commande officielle, est, en effet, une réunion de portraits qui ont toute la valeur d'un document d'histoire. L'artiste y a fait figurer les personnages les plus marquants de la Prusse contemporaine. L'ensemble des études et esquisses faites sur nature, à l'aquarelle et à la gouache, de tous ces personnages, saisis au vif dans les attitudes qui leur ont été conservées dans le tableau, a été acquis par le Musée de Berlin. M. Menzel n'a rien fait de plus réellement puissant et de plus personnel que cette suite de portraits.

Nous avouons cependant nos préférences pour le peintre de la vie moderne, de la vie de tous les jours, pour le peintre épris de vérité contemporaine; c'est le Menzel de la dernière manière. C'est celui que nous avons vu représenté à l'Exposition du Pavillon des Tuileries, organisée à Paris en 1885, celui de la Forge et du Souper au bal, deux toiles maîtresses dans la peinture du XIXe siècle.

La Forge est un morceau d'une beauté accomplie, que relève encore l'extrême simplicité des colorations et la sobriété de la facture, qui laisse à la charpente du dessin toute sa valeur, toute sa solidité. Des noirs profonds, des gris transparents, quelques lueurs incandescentes dans la gamme des rouges orangés : tel est le grand parti sobre et puissant sur lequel le peintre a construit cet admirable tableau de vie active. Le titre de la Forge a prévalu, mais c'est sous celui de l'Usine qu'il a été d'abord exposé. Il date de 1875. Il a figuré à l'Exposition universelle de 1878, où il fit l'étonnement de tous les artistes. Le public n'y prit pas garde. Il est aujourd'hui un des plus beaux ornements de la Galerie nationale de Berlin. Lorsque nous l'avons revu il nous a semblé que les années avaient encore ajouté à la plénitude de la facture, à l'énergie des formes en mouvement, à la mâle franchise et à l'unité de l'effet, à la fuite des plans dans cette atmosphère chargée, vibrante, traversée de lumières obliques.

„Les feux des fourneaux et le jour pâle du dehors, voilé par une buée de vapeurs, se combattent dans l'antre sombre et confus où des bras, des têtes, des corps, des roues, des tringles, des charpentes entremêlent

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leurs silhouettes.....Évoqué par les différentes clartés des foyers, un peuple d'ouvriers, la pipe à la bouche, les reins cambrés, les bras levés ou le dos courbé, se raidit pour frapper, soulever, traîner. Des hommes mangent dans le coin le plus noir; d'autres, demi-nus, se lavent et s'essuient.

„Les gestes, les mouvements me rappellent Daumier; les forgerons qui se tiennent près des foyers ont l'oeil très dilaté et très brillant; je ne voudrais que ce trait pour me dire que cet artiste connaît, saisit le côté caractéristique d'un milieu, d'une situation.

„C'est très simple, très fort et très beau“. (Duranty)

Le Souper au bal n'est pas moins extraordinaire. Comme tableau de la société berlinoise, l'artiste n'a rien peint de plus vigoureux, de plus franc, de plus incisif. C'est un chef-d'oeuvre de sincérité ironique et, sans le vouloir peut-être, de cruelle satire, où la réalité, scrutée, soulignée par un observateur impitoyable, surgit à nos yeux avec son conflit d'élégances et de vulgarités, son pêle-mêle de ridicules, de gloutonneries cyniques, de politesses mensongères, sa cohue de chairs étalées, d'uniformes, de chamarrures, d'étoffes voyantes, avec le cliquetis des verres, des plateaux, le tourbillonnement des formes sous les ondées scintillantes, dans l'éclat vermeil de la lumière tombant des lustres.

Ceux qui, en art, sont touchés par l'humour profond d'un Hogarth pourront s'arrêter longtemps devant cet étonnant morceau.

Les tableaux de M. Menzel nous frappent par la vigueur, l'originalité du dessin et, si je puis dire, par la qualité supérieure de la construction. C'est aussi par la force de l'écriture et la netteté de l'accentuation que certaines de ses aquarelles s'imposent dès le premier coup d'oeil. On pourra reprocher à l'artiste de détourner ce procédé de ses grâces, de ses fraîcheurs, de ses libertés naturelles, et de lui demander une vigueur qu'il semble ne pouvoir donner; les aquarelles de M. Menzel, martelées à petits coups, serrées dans une enveloppe d'une précision rigoureuse, ont presque toujours, en effet, le relief et le fini de véritables peintures. Mais qu'importe, puisqu'elles sont oeuvres voulues, hardies, et qu'elles répondent nettement à une manière personnelle de voir et d'exprimer la nature?

Quelques pièces d'une perfection rare, parmi les aquarelles qui ont figuré à l'exposition des Tuileries, nous ont captivé au plus haut point; quatre surtout étaient des exemples admirables de cette puissance d'observation,

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de cette bonne foi intraitable qui font du talent de M. Menzel quelque chose de si particulier. Que ne peut-on attendre d'une science de dessin aussi profonde, lorsque, dégagée de toute recherche de composition, elle s'attache directement, énergiquement, au rendu de la vie? Ces quatre aquarelles appartiennent à la même époque, à ce moment décisif, vers 1850, où l'artiste affirme, par des coups d'éclat, l'originalité de sa manière réaliste, affranchie peu à peu des souvenirs de jeunesse, des formules apprises. Il venait de terminer les illustrations des Oeuvres de Frédéric le Grand, lorsqu'il peignit à l'aquarelle cet étonnant Portrait du major (1850) un Prussien à l'aspect rude, sévère, boutonné dans son caban de gros drap et ce portrait plus étonnant encore d'un Vieux médecin militaire qui est une merveille de vérité, d'esprit et de finesse. Ceux qui ont vu cette physionomie toute pétillante de vivacité, au regard perçant, au front largement découvert dans l'encadrement de ses mèches blanches, au sourire pétri d'intelligence, de malice et de bonté, ne l'oublieront pas. Il est impossible d'aller plus loin dans la conduite d'un modelé scrupuleux jusqu'en ses plus extrêmes délicatesses. L'oeil surtout est unique; nous en connaissons peu dont l'acuité soit plus pénétrante, l'expression plus suggestive: il y a tout une vie d'honnête homme et d'homme de science dévoué à sa mission dans ce regard limpide et franc qui va droit à l'âme. Il faut remonter aux plus grands peintres de la figure humaine, à un Rembrandt, à un Durer, à un Holbein, à un La Tour, pour trouver l'équivalent de ce regard où M. Menzel, en un jour d'inspiration heureuse, a donné la plus extrême expression de sa force.

Le Liseur n'est pas une oeuvre moins significative, quoique de colorations moins gaies, moins lumineuses. Il y a, dans cette figure absorbée le regard glissant de côté sous les lunettes, dans ce masque de Germain solide à la lèvre forte, sanguine, un peu sensuelle, quelque chose qui appartient bien en propre à M. Menzel. Quant à la grande Etude d'armures (no 264 de l'exposition), il convient de la considérer comme un morceau de facture absolument hors de pair. La vie, l'éclat, le mouvement dont l'artiste a su animer ces carapaces d'acier, tient réellement du prodige. On ne saurait imaginer une exécution plus libre, plus fière, plus maîtresse d'elle-même dans son ardeur contenue. C'est la science intelligente du métier portée à son comble. Il semble que des êtres vivants, agissants, soient

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enfermés dans ces pesantes armures, tout entières modelées par les jeux de la lumière, par la valeur des accents.

D'autres aquarelles sont la réalisation de recherches différentes. Toutes témoignent d'une pensée, d'un effort de volonté, dans la poursuite d'un but nettement entrevu.

Tantôt, il s'éprend du style rococo des églises catholiques avec ses pompes, ses étincellements, ses grâces ronflantes, son opulente richesse; il en exprime comme personne la plénitude abondante et touffue; il le célèbre comme une des formes d'art où le génie allemand s'est le mieux senti à l'aise „il se baigne avec une sorte de volupté dans les mille détails de sculptures, de cadres, d'orgues, de balustrades, de chaires sculptées, sous la lueur amortie, alanguie du jour qui passe par les vitraux blancs ou grisaillés“ .

Tantôt, il nous conduit d'une main sûre dans les intimités du home moderne. L'aquarelle des Projets de voyage est d'une franchise, d'une sûreté de dessin sans pareilles. L'action se passe dans un jardin, l'été; elle est toute simple, même des plus ordinaires: au milieu de la fraîcheur d'une terrasse ombreuse, deux hommes, marquant environ la cinquantaine, deux Berlinois à la silhouette robuste, le cigare aux lèvres, dans la tenue négligée du chez soi, sont accoudés à une table de fer. Sur celle-ci est étalée une carte qu'ils étudient tout en causant de leurs projets; quelques groupes de dames en toilettes claires animent les seconds plans. L'ensemble, des figures au paysage, est plein de concentration et d'unité. Les verts délicats des feuillages, piqués de quelques notes rouges, vibrent dans une atmosphère de pénombre, à travers laquelle filtrent gaîment quelques chauds rayons de soleil; les personnages sont dans tout le naturel de leurs attitudes prises au vol; les vêtements ont le pli des choses longtemps portées, où l'on se sent à l'aise; chaque détail de mouvement, de geste de ces deux hommes, qu'on devine parler haut, dans le laisser-aller de leur bonne humeur expansive, est étudié avec une pénétration merveilleuse. Les figures comme toujours sont des portraits.

D'autres aquarelles, et ce ne sont pas les moins curieuses, nous révèlent un Menzel peintre d'animaux, peignant avec une tranquillité imprévue, une conscience méticuleuse au point d'en devenir timide, toutes ces bêtes charmantes, étranges ou féroces qui font d'habitude l'ornement des jardins

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zoologiques: un éléphant, des chameaux, des cygnes, un casoar, des pigeons, des aras, des paons, des cerfs, des ours, des lions, des tigres; tout cela vivant sous les regards de la foule désoeuvrée, dans les gaîtés du plein air.

D'autres enfin, trop peu nombreuses, nous montrent le Menzel paysagiste, toujours intéressant, quelquefois paysagiste supérieur, comme dans cette exquise Vue de Gastein, de 1874, où chaque accent semble imprégné de fraîcheur, de lumière et de transparence. Tout y est exquis: la verdure des jardins où s'épanouit un monde de fleurs et de plantes, les clôtures en haie vive, les maisons et le haut clocher sombres sous leur toiture d'ardoise, les montagnes bleutées aux flancs desquelles traînent encore les brouillards du matin, l'air limpide, l'atmosphère reposée des Alpes aux derniers jours de l'été.

Mais c'est surtout par ses dessins qu'il prend sans effort sa place parmi les artistes les plus remarquables de ce siècle. M. Menzel semble n'être complètement à l'aise que le crayon à la main. Il porte toujours avec lui une sorte de block-notes, dont la dimension ne varie guère om 12 sur om 20 environ, sur lequel, avec la méthode et la précision d'un physiologiste, il recueille au jour le jour les documents qui sollicitent sans relâche son oeil, en quête de recherches et d'observations nouvelles. Le produit de ce labeur incessant forme une gigantesque collection que M. Menzel conserve avec un soin jaloux et où il trouve, comme dans une mine inépuisable, les matériaux avec lesquels il construit ses tableaux.

Si toutes les peintures de M. Menzel venaient à disparaître, ses dessins suffiraient à nous donner la mesure complète de sa puissante individualité. Ce qu'il a enfermé ainsi dans ses cartons de pensées et de sensations dépasse tout ce que l'on peut imaginer. C'est une profusion inouïe de renseignements, de notes prises au jour le jour, qui parlent le langage le plus vif, le plus expressif. Il y a dans l'atelier de la Sigismund-Strasse, à Berlin, dans des centaines de portefeuilles, des milliers de dessins qui tous ont leur signification, leur intérêt. L'artiste en tient le répertoire dans sa mémoire: tout s'y retrouve à l'heure dite.

Deux qualifications me viennent à l'esprit devant l'oeuvre dessinée d'Adolphe Menzel: l'universalité et la sincérité.

Rien n'échappe à la curiosité fiévreuse de l'artiste, rien ne le laisse indifférent. Muni de son album de poche, il se promène à travers la comédie

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humaine; il est toujours au guet, toujours en quête d'un point de vue, d'un aspect, d'un motif, d'un geste, d'un mouvement, d'une expression, d'un détail, d'une structure, d'une physionomie. On l'a comparé à un gnome en éveil, allant, venant, sautant, dardant sur toutes choses son regard pénétrant.

La taille est petite, les bras sont courts, la tête est d'une grandeur excessive pour la petitesse du corps; ajoutez à cela la vivacité de l'allure, l'adresse, l'agilité et en même temps la force puissante des mains avec l'index toujours tendu, la profondeur inquiétante de l'oeil sous les lunettes, un je ne sais quoi de brusque et de violent, et vous aurez une idée de cette singulière figure. Dans la vie extérieure il semble distrait et comme en proie à ses visions. Vous le verrez dans la rue, monté sur une pierre, dessinant les enchevêtrements d'un marteau de porte, d'une serrure; puis il apparaîtra tout à coup dans l'ombre d'un porche d'église, relevant avec la conscience d'un archéologue les détails d'une base ou d'un chapiteau; le soir il se montrera au bal et vous le surprendrez croquant dans un coin quelque attitude qui l'aura mis en verve, se servant à toute heure, dans la rue ou dans le salon, du même calepin relié en grosse toile, du même crayon de charpentier, qu'il manie à grands coups pressés sur le papier rugueux.

Le résultat de cette constante excitation cérébrale suppose chez l'artiste un équilibre, une vigueur d'organisation exceptionnels. Le pays des Moltke et des Bismarck nous fournit des exemples de cette vitalité énorme, que rien ne lasse, que rien n'épuise.

On devine la variété d'une oeuvre ainsi poursuivie. Les représentations des êtres et des choses y deviennent si nombreuses qu'elles se classent par séries : séries de bourgeois de petites gens de Berlin dans le train-train journalier de la vie, séries de types militaires, séries de paysans, séries de types féminins, séries de paysages, d'études d'arbres, de maisons, de fabriques, de montagnes, séries d'animaux, séries d'études de têtes, de mains, de jambes dans toutes les poses, séries d'intérieurs d'églises, séries d'ornements, de sculptures, de morceaux de style rococo, séries d'armes de toutes espèces, sans compter des séries plus spéciales comme celles exécutées en vue d'un tableau ou sous l'impulsion momentanée d'un certain ordre d'idées: études de promeneurs dans les musées, de voyageurs en wagon, études de figures en mouvement et d'accessoires pour la Forge, études d'Italiens et d'Italiennes pour le Marché de Vérone, de Frisons et de Frisonnes

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pour la Cruche cassée, etc. Et dans cette profusion, „jamais d'oeuvre perdue, jamais d'oeuvre sans réflexion et qui ne concoure à la pensée générale . . .“

M. Menzel ne travaille pas pour faire parade de sa virtuosité, qui est incomparable et qu'il a rompue de bonne heure aux tâches les plus ardues, mais parce qu'il sent et qu'il pense, parce qu'il est tourmenté du désir insatiable d'exprimer d'une manière aussi exacte, aussi scrupuleuse que possible, par des moyens concrets et rapides, le choc que viennent de recevoir ses yeux ou son cerveau, l'étincelle qu'il a vue jaillir d'une forme ou d'un accident pittoresque, l'émotion qu'il a ressentie.

Adolphe Menzel, dont on vient de célébrer le cinquantenaire d'entrée à l'Académie de Berlin, est encore en pleine activité de production. Il est le premier artiste de l'Allemagne contemporaine, le vrai fils de Durer et de Holbein. Il aura rendu de grands services à l'art de son pays, que son exemple a déjà ramené au respect de la vérité. Sa manière personnelle et indépendante appartient aux tendances modernes. Le premier, il a réalisé, avec une netteté surprenante et sans phrases, quelques-unes des recherches qui sont inscrites au programme de la jeune École. Il a plaidé, avec l'éloquence des oeuvres, les droits imprescriptibles de la vie, de la lumière et du mouvement.

LOUIS GONSE.

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CI.

Un élégant, en costume de la première moitié du dix-huitième siècle, contemple et compare, d'un côté, le torse de l'Ilissus du fronton du Parthénon, et de l'autre, la Cléopàtre de Potsdam, cette œuvre typique de la sculpture française au dix-huitième siècle.

Cette composition est empreinte d'une certaine ironie, dirigée contre les opinions et les jugements esthétiques de Frédéric II. Ce gentilhomme frisé et poudré, qui porte une bourse à cheveux, regarde avec dédain l'œuvre sublime de l'art grec, si plein de santé, de grandeur et de vérité, de la même façon que le royal poète considérait les chants d'Homère, expression poétique du même génie. Frédéric s'exprime en effet ainsi, dans cette „Epître à La Motte-Fouqué“ , consacrée à la gloire de son époque et de l'art contemporain:

Ah! dans ces jours où notre heureux destin
Nous a fourni, pour effacer Homère,
Un Apollon plus vif et plus brillant,
Comment peut-on, en possédant Voltaire,
Avec dédain regretter un instant
Ce vieux bavard toujours se répétant,
Que sans bâiller nul mortel ne lut guère?

CII.

Frédéric II décrit, sous une forme humoristique, la visite qu'à peine arrivé à Berlin, il s'empressa d'aller faire à son docte ami Jordan, dans sa retraite. Dès le seuil de la porte, dit-il,

Je fus frappé d'un grand Saint Augustin
Qui, de travers, s'appuyait sur l'ouvrage
D'un grand bavard, savant bénédictin.

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Pénétrant plus avant, et poussant jusqu'au cabinet de travail, il trouve rangé en ordre „d'auteurs en us un pédantique essaim“ , qui

Grands de renom, mais pauvres d'équipage,
Ne sont vêtus qu'en sale parchemin.

Mais autour de la table de Jordan se pressaient

Le sieur Erasme, en grand in-folio,
L'énorme tas des Pères de l'Eglise,

Ainsi que Horace, Despréaux, Lucien, Ovide, Bayle, Virgile, Homère

Qui, se voyant obscurci par Voltaire,
Dans son poème avec soin se cachait.

La vignette, suivant de près la description du rot, représente cette réunion d'auteurs de toutes les époques, poètes, philosophes, Pères et docteurs de l'Eglise enveloppés, comme en un manteau, dans la reliure de leurs écrits.

CIII.

Un couple aérien de masques — un cavalier et une dame en domino, cette dernière avec des ailes de papillon aux épaules — s éloigne d'un vol rapide du sol où restent étendues deux énormes et lourdes bottes de cavalerie.

Dans l' „Epître à Césarion“ , datée du camp de Silésie, le jeune roi se livre à la peinture des plaisirs qui l'attendent, lui et ses amis, „au terme de tous ses hasards“ , à Berlin, dans „le temple des Muses et d'Apollon“ .

Là, n'ayant plus chargés les bras,
Des héroïques embarras
Qui me font grisonner la tête,
Oubliant le dieu des combats,
Nous pourrons célébrer la fête
De Cypris et du tendre Amour.
....................
De plus, la bahoute et le masque
Pourront me tenir lieu de casque;
De légers escarpins serviront de coursiers.

L'ingénieuse fantaisie de l'artiste a réalisé dans cette vignette la peinture ébauchée par le poète.

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CIV.

Le jour du mariage, avec la baronne de Schwerin, de l'aide-de-camp du roi, major Lentulus, Suisse de naissance, qui fut célébré le 17 janvier 1748, treize Suisses en costume national, représentant les treize cantons, offrirent à celui-ci comme présent du roi, avec cette pièce de vers, un énorme fromage de Gruyère.

Daignez recevoir ce fromage
Comme une preuve de l'hommage
De Messieurs des treize cantons.

Menzel a transformé ces treize Suisses en de petits amours,- coiffés de chapeaux de paille à arges bords, entourés de guirlandes, leurs petites jambes affublées de culottes courtes et de bas de paysan suisse; ils font mouvoir à grand' peine sur des rouleaux la masse énorme du fromage, tandis que l'un d'eux, la cornemuse sur le dos, apprend par cœur les vers du roi, écrits sur une longue bande de papier.

CV.

Frédéric II plaisante sur les effets d'un puissant sudorifique que son médecin lui avait ordonné:

Voyez mon corps qui se transforme
Et s'écoule comme un ruisseau.

La vignette de Menzel montre un lit formé de feuilles et de fleurs de sureau, sur lequel le malade, en grand bonnet de nuit, sue sous une feuille de sureau qui lui sert d'édredon. Un petit démon, en manteau court, se promène sur lui, tandis qu'au-dessous rampent d'autres petites créatures bizarres, aux bras en forme de nageoires et à la queue de poisson: ce sont les démons de la goutte, chassés et fuyants.

CVI.

Le duc Charles de Lorraine, commandant de l'armée autrichienne, est dans son lit, sous sa tente, endormi à la suite d'un bon souper et de copieuses libations. Saint Népomucène lui apparaît et lui annonce que l'invincibilité de ses hérétiques ennemis tient à ce que

<20>Le Prussien a son Palladion:
Sainte Hédewige et sainte Geneviève
Leur ont donné certain marquis français;
Au gros marquis tiennent tous leurs succès.

Le saint montre au duc ce marquis de Valori, l'envoyé français, porté sur les épaules de grenadiers prussiens et il donne au dormeur ce conseil: „Enlevez donc ce Valori fameux.“

Cette vignette, comme toutes les autres illustrations du Palladion, imite le genre d'une vieille estampe burlesque, dont elle figure même la marge déchirée et écornée par endroits.

CVII.

A la prière de sainte Hedwige, dans le grand conseil de Dieu et de ses saints, la victoire est promise à la Prusse. On voit cette sainte et sainte Geneviève, qui a reçu l'épée avec laquelle Samson extermina les Philistins, planer dans les airs et se tenir la main en signe d'alliance pour la protection des Prussiens. Le marquis de Valori serre le génie de la victoire sous son habit, qu'il a boutonné par-dessus; il a arraché au génie ses ailes et les met dans sa poche. Le secrétaire Darget marche à côté de l'envoyé français. Des grenadiers prussiens entourent ce groupe.

CVIII.

Sur le conseil de sainte Geneviève, l'envoyé a changé de chambre à coucher avec le secrétaire. Dans la nuit, des cavaliers autrichiens pénètrent dans celle où ils croient trouver Valori, le „Palladion“ ; mais ils enlèvent Darget à sa place. Le marquis s'éveille et

Hors de son lit, criant, tout éperdu,
Il va sortir et se livrer tout nu,
En attitude, au vrai, très immodeste,
Entre les mains de ces cruels brigands.

<21>Mais sainte Hedwige apparaît à temps et

De l'éventail cachant son beau visage,
Sur ce marquis fougueux et frénétique
Elle répand un sommeil léthargique.

Cette vignette burlesque représente simultanément les deux épisodes en deux compartiments séparés.

CIX.

Le dessin de Menzel illustre un épisode du récit que Darget fait de sa vie et de ses aventures à son ravisseur, le capitaine de pandours Franquin. C'est le dénouement de son rendez-vous avec une jeune et belle nonne espagnole. L'échelle à l'aide de laquelle il avait pénétré jusqu'à elle, s'est brisée au retour. L'intrus est presque lapidé par les nonnes furieuses, et porté demi-mort à la prison. On propose de livrer ce criminel à l'Inquisition:

Tout le couvent approuve fort la chose;
Dans la prison voisine on m'emporta.

CX.

Ce dessin, d'une fantaisie extravagante comique, représente le cortège grotesque de Franquin, arrivant avec son butin devant le camp autrichien.

Proche du camp, Franquin et sa séquelle
Etaient tombés, quand tout ce bruit affreux
Fit réveiller la lourde sentinelle.
......Tout était l'un sur l'autre;
Hommes, chevaux, dans la fange se vautre.

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CXI.

Tableau de la bataille que Rottembourg, avec les Prussiens, livre au duc Charles de Lorraine. Sainte Geneviève et sainte Hedwige combattent dans les airs pour les Prussiens.

Les Prussiens ont leur Palladion
Environné d'un épais escadron.
...................
Trente escadrons de leur cavalerie
S'ébranlent tous avec même furie.

CXII.

Aucun passage déterminé de l' „Ode à mon frère Henri“ n'est traduit par le dessin de Menzel. L'artiste a représenté le royal poète lui-même, derrière les carreaux de la fenêtre d'une maison de paysan où il a pris son quartier de nuit. Devant la maison, une sentinelle veille, enveloppée dans son manteau. Il fait nuit; après une journée passée dans les labeurs et les tracas du commandement, le roi travaille, à la lueur des chandelles, à rendre dans une forme poétique, noble et fïère, les sentiments qui remplissent son âme assiégée par les soucis. La physionomie et l'attitude de Frédéric II expriment ici ce que disent ses vers:

C'est dans les grands dangers qu'une âme magnanime
Déploie avec vigueur la fermeté sublime
Du courage d'esprit.

Au courage obstiné la résistance cède.
Un noble désespoir est l'unique remède
Aux maux désespérés.

CXIII.

Le royal poète reproche aux Germains le forfait dont ils se rendent coupables en laissant ravager leur pays par les hordes étrangères appelées comme alliés du tyran.

<23>Menzel personnifie, dans une allégorie, ce sujet d'indignation poétique. Saturne, le monstre glouton et hideux qui dévore ses enfants, s'est levé de son siège, dont le dossier est surmonté de la couronne impériale d'Allemagne. Il tient des deux poings Jupiter enfant, et cherche à broyer sous ses lourdes mâchoires le jeune dieu, qui se débat désespérément, avec le faisceau de ses foudres dans la main droite. Rhéa, une vieille hagarde et flétrie, excite ses lions, également affamés, contre le jeune Jupiter, qui figure ici Frédéric II lui-même. Ces fauves, en arrêt, la gueule ouverte, attendent qu'il leur tombe quelque chose de la proie de Saturne.

CXIV.

Le prince Henri de Brunswick, né en 1742, avait été blessé mortellement, le 20 juillet 1761, au combat de Rühne, en Westphalie, et était mort le 9 août suivant. L'ode est adressé à la mère du défunt:

O vous, ma tendre sœur, mère trop malheureuse!

Le poète déplore les misères, les dévastations, les précieuses victimes de cette longue guerre; il dénonce l'obstination, la cruauté, la perversité des princes qui en sont les auteurs.

L'illustration montre la duchesse traversant en longs vêtements de deuil une salle de son château; courbée sous la douleur, elle cache dans son mouchoir son visage en pleurs. C'est la strophe suivante qui a donné le motif de ce dessin à l'artiste:

Voyez ce peuple en deuil, ces femmes désolées
Dont les sanglots amers réclament leurs enfants.

CXV.

Composée à Erfurt, le 23 Septembre 1757, l' „Epitre au Marquis d'Argens“ est restée célèbre; elle annonce à l'ami des beaux jours et des temps paisibles la résolution que le roi, accablé par le nombre de ses ennemis, a prise de mettre<24>de sa propre main un terme à ses jours et de ne pas survivre à la ruine de la Prusse. La composition allégorique de Menzel montre un conducteur de char, nu, debout, ayant les traits de Frédéric II; il tient les rênes tendues et fait des efforts désespérés pour retenir, sur la pente d'un précipice où tout l'attelage menace de se précipiter, les trois coursiers qui se cabrent en entraînant son char. Le sujet traduit la situation du roi dans cette terrible période de la guerre de Sept ans, et se rapporte spécialement à ce passage de l'épître:

Pour moi, que le torrent des grands événements
Entraîne en sa course orageuse,
Je suis l'impulsion fâcheuse
De ses rapides mouvements.

CXVI.

Frédéric II dépeint à sa sœur Amélie la situation désespérée où il se trouvait, avec son pays, à ce moment de la guerre de Sept ans. Il cherche à démontrer, par de nombreux exemples tirés de l'histoire, et par sa propre expérience, que le hasard aveugle gouverne le monde, dirige le cours de l'histoire, et anéantit les conseils de l'habileté et de la prévoyance. Il se plaint du démon qui embrouille les idées de ses soldats:

.... L'ennemi, remuant, inquiet,
Roule dans son esprit un dangereux projet;
Il faut ou le combattre, ou succomber sur l'heure,
Il faut que d'un héros l'âme supérieure
Donne l'exemple en tout, du dernier au premier.
Ainsi, près de l'Euphrate, un antique palmier
Elève les rameaux de sa superbe tête,
Brave sans s'ébranler l'assaut de la tempête,
Tandis que l'aquilon, au bord des vives eaux,
Courbe les tendres joncs et brise les roseaux.

C'est ainsi que Menzel représente ici Frédéric II, ferme et immobile au milieu des dangers qui le menacent de tous côtés, et dont le seul aspect fait trembler ses soldats et ses officiers; il se tient calme à cheval, sous le feu de l'ennemi.

<25>

CXVII.

Tous les vers de l' „Epître à ma sœur de Baireuth, sur sa maladie“ sont pleins du plus tendre amour fraternel et du culte que le roi avait voué à sa sœur malade, mais on y lit le pressentiment de la mort prochaine de l'être cher auquel ils sont adressés:

La mort, l'affreuse mort menace votre vie.

Le dessin de Menzel représente sous une forme allégorique l'approche de la mort de la margrave. Les deux bras d'un géant sortent d'un tombeau et entraînent dans le gouffre une Psyché, en pleurs, délicate et aérienne.

CXVIII.

Les Euménides à la chevelure de serpents envahissent d'une course effrénée le bosquet de lauriers consacré à Apollon, en brandissant des torches enflammées; les feuilles des lauriers tombent et jonchent le sol, et le dieu, avec les Muses, s'enfuit devant ces figures hideuses. „Crois-tu, d'Argens“ , écrit, de Landshut, le royal poète:

Crois-tu que, sous nos étendards,
Parmi le carnage et les armes
Et l'énorme fracas d'un camp,
Les Grâces prodiguent leurs charmes
Et daignent m'inspirer leurs chants?

Vois ces augustes fugitives
Timides, errantes, craintives.
Leurs pas se détournent de nous,
Pour se fixer sur cette rive
Où la paix habite avec vous.

Vois ici, de meurtres avides,
L'œil enflammé, de rang en rang,
Les implacables Euménides
Se baigner dans des flots de sang.

<26>

CXIX.

Envoyée au dehors, la colombe retourne à l'arche de Noé: elle n'a pas trouvé sur la terre inondée par les eaux du déluge un endroit sec où se poser. Mais, quoique les eaux ne se soient pas encore retirées, on voit s'y refléter, signe consolateur, un ciel qui s'éclaircit. La vignette rend bien le sentiment qui a dicté au roi ces vers, adressés de Meissen, en novembre 1760, à la princesse Amélie, dans lesquels il exprime la conviction que peut-être

dans peu, notre nef vagabonde
Sur les flots apaisés pourra voler au port.

CXX.

Composée, en 1761, au camp de Bunzelwitz, et adressée au Marquis d'Argens, une Epître raconte, avec beaucoup de bonne humeur, la retraite des Russes commandés par Boutourlin, après un blocus infructueux:

Ils vont, fuyant vers laVistule,
Pour cacher la honte etl'affront
Dont on a fait rougir leur front....
Loudon et sa troupe dorée,
Et ses guerriers et ses archers,
Se sont, une belle soirée,
Blottis derrière un rocher
Où nous n'irons pas leschercher.

Telle est la situation dans laquelle l'artiste nous représente le général autrichien déçu et battu: appuyé contre un rocher, le dépit peint sur ses traits, il regarde devant lui, d'un air préoccupé, et les bras croisés sur la poitrine. Dans la plaine, au-dessous de lui, défilent ses troupes; au loin on aperçoit les remparts du camp retranché de Bunzelwitz.

CXXI.

Frédéric II prêche, dans son poème du „Stoïcien“ , la résignation, la soumission au sort, qui ôtent à la mort ses terreurs; il démontre la vanité et l'instabilité de toute gloire humaine, de toute puissance et de toute grandeur. Tout cela est comme un éclair qui brille et disparaît sans laisser rien de solide. Le corps, formation artificielle, se dissout, pour renouveler le cours éternel de la production.

<27>Les plus grands ennemis, les plus ambitieux,
Qui pensaient se placer sous le trône des dieux,
Qui de tout l'univers se disputaient l'empire. . . .
Ont à peine laissé quelques images vaines.
Leurs chagrins sont perdus, ainsi que leurs travaux,
Et leur ambition se borne à leurs tombeaux.

Ces considérations philosophiques ont suggéré à l'artiste une composition originale. On voit, dans une tombe ouverte, les restes épars de cadavres de héros, avec leurs armes et leurs armures rongées pour la rouille. Les ouvriers qui ont ouvert les cercueils, tendent l'épée et le bouclier d'un des gigantesques morts, à des représentants de la génération moderne et d'un âge efféminé. Ces personnages, déguisés, pour une mascarade pastorale, en bergers et en bergères, regardent avec dégoût ou avec indifférence, la poussière oubliée qui est tout ce qui reste des preux et des puissants d'autrefois, maîtres du monde qui tremblait devant eux.

CXXII.

Le roi met dans la bouche d'Othon, battu par Vitellius à Bédriac, et faisant ses adieux à ses généraux et à ses compagnons d'armes, des paroles qui sont l'expression des propres sentiments du poète, au moment où il écrivait. Othon annonce sa résolution de se donner la mort:

Si le coup qui détruit cette fragile trame
N'est point assez puissant pour atteindre à mon âme,
Je trouverai des dieux aux pervers peu connus,
Dieux rémunérateurs de nos faibles vertus.
Adieu! je vais quitter ma dépouille mortelle,
Et jouir dans les cieux d'une gloire éternelle.

Menzel retrace avec une simplicité vraiment romaine cette scène d'adieux.

CXXIII.

Comme celui d'Othon, le discours d'adieu de Caton résolu à mourir est l'écho des sentiments qui s'agitaient alors dans l'âme de Frédéric II:

Quand on voit sa patrie et ses amis périr,
Un lâche y peut survivre, un héros doit mourir.

<28>Le dessin de Menzel ne traduit pas le discours lui-même, il en montre la réalisation. Caton d'Utique a exécuté sa résolution: dans les convulsions de la mort il est tombé de sa couche, et le sang coule à flots de ses blessures.

CXXIV.

La vignette qui représente la princesse à laquelle l'épître de Frédéric II (1765) est adressée, ne se rapporte pas autrement au texte, qui célèbre l'amitié, la consolation et la joie de l'âge avancé. Menzel nous donne ici le portrait bien caractérisé de la duchesse de Brunswick, d'après l'original peint par Graff et conservé au château royal de Berlin.

CXXV.

Frédéric II rappelle à Madame de Morrien, fille de M. de Marwitz, seigneur de Zernikow (née en 1705, morte en 1775), les souvenirs de sa pieuse jeunesse, alors qu'il la connaissait sous le nom de "Folâtre Tourbillon"; époque de joie pure et de gaie sagesse. Il l'engage à retourner aux jeux, aux ris, à l'allégresse de son printemps. Qu'elle interroge, sur le „trop et le trop peu“ , la prêtresse du temple d'Epidaure: elle apprendra d'elle

Que tout paraît trop peu clans la verte jeunesse,
Et tout est trop quand on est vieux.

L'artiste a illustré ces vers d'après une idée personnelle suggérée par leur lecture: une jeune et gracieuse chevrette, au milieu d'un paysage printanier et ensoleillé, semble à l'étroit, pour son humeur vagabonde et ses mouvements capricieux, dans le coin de forêt abrité par un ravin, où la vieille chevrette sa mère trouve un repos sûr et délicieux.

CXXVI.

Ce dessin de Menzel représente la petite salle à manger intime du château de Potsdam, dans laquelle la table ronde s'élève toute servie par une ouverture au plancher, ce qui dispense les convives de la présence des domestiques. Il y a<29>six couverts mis pour autant de convives: le roi, la princesse Amélie, Mesdemoiselles de Podewils et de Zerbst, les „deux grâces de la cour“ : Madame de Maupertuis, — „la duègne“ —, et Mademoiselle de Knesebeck, — „la nymphe de notre mère“ —. Le roi déclare expressément que ses invités n'auront pas à craindre

.... dès l'entrée
D'un asile purifié
D'orgueil et d'une morgue outrée,
La troupe médiocre et dorée
Des courtisans qui font pitié.

Les convives seront entre eux, sans autre compagnie que „la Joie avec la divine Amitié“ .

CXXVII.

L' „Epître contre les Ecornifleurs“ est une vive sortie satirique contre les négociants hambourgeois et hollandais, Pierre Boué, Wurmb et Van Zaanen, auxquels Frédéric II s'était adressé, pour organiser, en 1765, la Banque de Berlin. Le royal poète déplore le sort qui l'oblige de quitter

Ces héros que mon cœur invoque,
Et ces chants si mélodieux
D'un Homère qui nous enflamme,
D'un Virgile qui touche l'âme,
Parlant le langage des dieux,
Pour les cris d'un tripot infâme.

Il jure „au sombre et dur financier“ qu'il ira se plonger dans les eaux de l'Hippocrène, pour se purifier de sa fange et de ses ordures.

Menzel symbolise avec humeur cette situation et l'état d'esprit du roi, en nous montrant Pégase, le coursier ailé du poète, que Mercure, souriant malicieusement, retient par une corde attachée à une jambe de derrière et empêche ainsi de prendre son essor.

CXXVIII.

Trois jeunes filles, sveltes et distinguées, le long voile de deuil retombant derrière la tête, reviennent de leur visite à un tombeau clans le parc du château. L'une d'elles porte une corbeille, dont les fleurs ont été répandues sur la tombe; une<30>autre porte un arrosoir. Ce tombeau est celui d'une jeune fille, Mademoiselle de Hertefeld, que la sœur de Frédéric II aimait tendrement. L'élégie offre des consolations à cette dernière pour cette perte, tout en s'attendrissant sur cette mort prématurée:

L'éclat de son aurore,
Qui dans mes sens glacés ranimait le plaisir,
N'a pu fléchir ni radoucir
La mort ....

Menzel a puisé dans son imagination le sujet qui sert d'illustration à cette élégie, qui fait allusion cependant à la „tombe ombragée de cyprès“ .

CXXIX.

Le poème du "Codicille" est une ardente mercuriale contre l'indignité des princes qui gouvernent les nations, et contre le mauvais usage qu'ils font de leur pouvoir, aussi bien de nos jours que du temps où Del Bene, le grand prieur de Pise, qui fut ministre des Médicis à Florence, s'élevait contre le même mal, et ne trouvait comme consolation que cette vérité: „Le monde se gouverne lui-même.“

La vignette de Menzel nous montre le censeur amer et cynique des rois, sous la forme d'un démon nu, le front armé de cornes, qui semble accentuer, du geste de ses poings fermés, le discours mordant et enflammé qui s'échappe de ses lèvres et se traduit dans les traits de son visage contracté par la colère.

CXXX.

Sur les coussins d'un lit rococo, dont le ciel est orné de panaches et porte un écusson, est couché, ou plutôt vautré, le compagnon de table et le correspondant de Frédéric II, le marquis d'Argens, en négligé du matin, robe de chambre et bonnet de nuit. L'épître poétique que le roi adresse à ce lit antique, dont la description n'est ni engageante, ni flatteuse, raille avec une verve malicieuse la prédilection, l'amour irrésistible du marquis pour ce meuble:

Ton bon patron quitterait, je l'assure,
Bibliothèque, amis, biens et parents,
Pour végéter entre tes draps puants.

<31>Autrefois, d'Argens se bornait à s'y fourrer la nuit;

Mais maintenant, moins sage et moins timide,
Plus acharné dans ses folles amours,
Tu le retiens et les nuits et les jours.

CXXXI.

L' „Epître sur Rosswalde“ est écrite au fameux et singulier comte Hoditz, à propos d'une invitation de venir à Potsdam, que lui adresse Frédéric II. Le roi avait fait un court séjour au château de Rosswalde, lors du voyage de Moravie qu'il fit en septembre 1770, pour rendre visite à l'empereur. L'épître a l'air de louer très sincèrement la mise en scène organisée par le comte, pour produire dans son parc une évocation du monde de la mythologie antique, à l'aide de ses vassaux et vassales dûment costumés et exercés.

L'artiste est plus ironique que le poète. Son dessin nous montre le châtelin de Rosswalde en robe de chambre à ramages, en bonnet de nuit, et fumant sa longue pipe du matin, en dirigeant, comme régisseur du théâtre des dieux, dans son propre parc, la répétition de la mise en scène d'une des Méthamorphoses d'Ovide, celle de la jeune Daphné, qui se transforme en laurier pour échapper à la poursuite d'Apollon. Le truc par lequel s'accomplit ce changement à vue accentue l'effet comique de cette mascarade.

CXXXII.

Mademoiselle Wilhelmine de Knesebeck (née en 1668, morte en 1744), dame d'honneur de la reine Sophie-Dorothée, est célébrée par Frédéric II, vingt-neuf ans après sa mort, comme „la plus grande héroïne de nos temps“ . A l'appui de cette qualification, l'épître du roi raconte la scène retracée avec tant de vie par le crayon de Menzel. Dans une promenade hors des portes de Berlin, au Thiergarten, près des bords de la Sprée, les chevaux de sa voiture s'emportèrent comme ceux d'Hippolyte, et partirent le mors aux dents, entraînant la voiture où elle se trouvait. Mlle de Knesebeck prit sur-le-champ un parti héroïque, décisif, et le mit à exécution sans faiblir, sans s'émouvoir, l'air assuré et le maintien libre:

<32>Elle se lance, et, connaissant à fond
Les lois qu'observe un corps en équilibre,
Elle retombe heureusement à plomb,
Tandis qu'au loin, d'une course rapide
Ses six coursiers entraînèrent leur guide.

Le dessin s'écarte un peu des détails de ce récit: la voiture, fort légère, n'est attelée que de deux chevaux, et le siège est déjà veuf de son cocher.

CXXXIII.

Frédéric II, alors prince royal, exprime en alexandrins une admiration enthousiaste pour le talent du peintre Antoine Pesne, spécialement pour ses portraits, et entre autres pour celui de „la jeune Iris“ , Elisabeth-Dorothée-Julienne de Wallmoden, dame d'honneur. Mais il met en garde l'artiste contre le choix de sujets sombres, empruntés aux mythes ecclésiastiques, auxquels rendent hommage

Le faux zèle aveuglé, la superstition,
Le préjugé, l'erreur et la prévention.

L'artiste doit choisir des sujets riants, gracieux et se souvenir toujours

Que c'est au seul amour
Que son art si charmant doit son être et le jour.

La vignette, qui représente Pesne devant son chevalet, où se voit un portrait de femme inachevé, a été dessinée d'après un portrait de ce maître peint par lui-même.

CXXXIV.

A côté des portraits des grands philosophes anglais cités dans l' „Epître à Mylord Baltimore“ comme les glorieux représentants de l'esprit de la libre recherche qui a délivré celui-ci du joug des préjugés, „le sage Locke, l'immortel Newton“ , Menzel a placé les portraits des grands penseurs allemands, chercheurs de vérité et investigateurs des lois de la nature, Copernic et Kepler. Il atteste ainsi, malgré le silence de l'epître à ce sujet, que les „barbares Germains“ , si dépréciés par Frédéric II en regard des Anglais, n'ont pas moins contribué à affranchir l'esprit humain de la tyrannie de l'ignorance et des préjugés.

<33>

CXXXV.

Un heiduque du roi, un nègre en grande livrée, offre, genou en terre, une cassette précieuse, avec sa clef dans la serrure. La cassette contient les présents de Frédéric II à la reine sa mère, auxquels les vers d'une épître servent de billet d'envoi. L'encens et la myrrhe qu'il lui offre, dit-il, à l'imitation des trois Rois, représentent les respectueux sentiments qu'il eut pour elle dans tous les temps, et les désirs et les vœux qu'il offre au ciel pour prolonger ses ans:

Et le métal au fond du coffre
Est trop heureux s'il sert à vos amusements.

CXXXVI.

Ayant fait un voyage incognito, sous le nom de comte Dufour, en compagnie d'Algarotti, du prince héréditaire d'Anhalt-Dessau et du prince Auguste-Guillaume, Frédéric II décrit ses aventures en vers et prose mêlés. A Strasbourg il fut reconnu par un déserteur prussien.

C'est le sort de toutes les choses;
Ainsi de notre pot aux roses
Tout le secret se découvrit.

Dans la vignette de Menzel, trois figures comiques représentent des Français curieux, qui en furetant dans les bagages du voyageur, ont découvert la couronne royale, posée sur le porte-manteau et cachée par le chapeau jeté négligemment par-dessus. Un de ces indiscrets court vers la porte, pour aller crier à tout le monde ce secret mal gardé.

CXXXVII.

Le poëme héroï-comique de „La Guerre des Confédérés“ , ironiquement dédié au pape Ganganelli (Clément XIV), chante avec une moquerie impitoyable et en mettant en jeu toutes les ressources de l'épopée et de l'allégorie, la lutte de la confédération polonaise contre l'usurpation russe qui avait octroyé comme roi, à la république de Pologne, Stanislas Poniatowski, la créature de Catherine II.

<34>Menzel a incarné l'idée principale de ce poëme en un groupe composé d'un grossier et lourd Moscovite, installé à son aise sur les coussins du trône de Pologne, et du petit et malingre Stanislas, qui se serre craintivement contre son athlétique protecteur; un Polonais cherche à leur arracher le manteau d'hermine, et menace, le sabre au poing, le Russe qui, de son côté, brandit le knout.

CXXXVIII.

Cette vignette n'est pas une traduction directe du texte du „Dialogue des Morts“ écrit par Frédéric II, dans lequel le ministre danois, Struensée, qui fut décapité, et le duc de Choiseul, l'homme d'état français, encore vivant, mais „civilement mort“ , s'entretiennent de leurs méfaits et exposent leurs plans ambitieux et leurs principes criminels, à la profonde indignation de Socrate.

Le dessin montre une armoire vitrée, dans une espèce de „Musée des Souverains“ . Devant, deux visiteurs, conduits par le gardien de la galerie, contemplent avec une admiration naïve les manteaux, les perruques, les coiffures des princes et des chanceliers, dont leur guide a l'air de leur raconter l'histoire; ceux qui ont porté autrefois cette défroque, semble-t-il leur dire, sont aujourd'hui morts ou disparus; dépouillés de leur grandeur, renversés ou décapités, ils ont reçu le salaire de leurs actions.

CXXXIX.

Le dessin de Menzel se rapporte à la fois à l' „Ecole du Monde“ et à la comédie en un acte qui la précède, „Le Singe de la Mode“ , écrite en 1742. L'artiste n'a pas représenté une scène ou un personnage déterminé de ces comédies, mais il a symbolisé l'activité littéraire du héros de la guerre de Silésie, en nous montrant Frédéric II ayant ôté les plaques de son armure qui protégeaient ses jambes, et occupé à attacher à ses pieds les socques du poète comique; la Muse, assise sous un laurier, le regarde, en souriant, à travers les ouvertures d'un masque comique.

<35>

CXL.

Frédéric II célèbre, avec un sérieux bien joué, la „vertu de paresse“ , dans laquelle d'Argens est passé maître. „Qui ne marche pas ne saurait tomber. Celui-là trouve dans l'inaction l'entier éloignement du crime et la jouissance inaltérable d'une végétation bienheureuse.“

Le dessin de Menzel symbolise cette paresse sous la forme d'un vieux satyre nu et obèse, qui, étendu sur l'herbe, s'étire les membres, tandis qu'un petit faune, un peu plus loin, se roule sur le gazon en jouant de la flûte de Pan.

CXLI.

Dans la „Lettre d'un Académicien de Berlin à un Académicien de Paris“ , le roi prend ouvertement la défense de Maupertuis, le président de l'Académie des Sciences de Berlin, qui avait été gravement atteint dans son honneur de savant par le professeur Kœnig, et violemment attaqué par Voltaire; Frédéric II, qui a honoré ce savant de toutes les manières, condamne énergiquement ses adversaires. La vignette symbolise les sentiments exprimés par Frédéric à cet égard: les flammes dévorent le pamphlet de Kœnig: au-dessus, plane une Renommée ailée, qui annonce au monde, par sa trompette, que justice a été faite de la calomnie.

CXLII.

Les „Lettres au public“ parlent, avec un sérieux affecté, des dangers dont la paix de l'Europe est menacée par suite d'un conflit diplomatique qui s'est élevé, à propos d'une composition de menuet, entre les ambassadeurs du Sultan de Fez, de l'hospodar de Valachie, et de Kouli-Kan, ainsi que d'un traité d'alliance entre la Prusse et la république de San-Marino.

La vignette indique clairement les vrais noms des puissances auxquelles ce badinage fait allusion; les descriptions bouffonnes offertes au public dissimulent mal la terrible gravité de la situation et le danger des préparatifs auxquels se livraient en ce moment tous les ennemis de la Prusse. Sur un rideau, une scène<36>est représentée, caricaturant les bas-reliefs assyriens et égyptiens. On reconnaît, dans ces personnages d'une chasse à l'aigle, Louis XV sur un char, la Pompadour derrière lui, et en selle sur les chevaux de trait, Marie-Thérèse et le Czar de Russie.

CXLIII.

Frédéric II se fait féliciter par le cardinal de Richelieu au sujet des travaux dignes d'Hercule qu'il a accomplis contre l'Autriche nouvelle; il fait exprimer par le célèbre ministre français l'espoir que ces exploits ramèneront la France à une idée plus juste de la situation et à une politique plus saine.

La vignette montre la barque de la France gouvernée par la main d'une femme, dont l'aigle double d'Autriche tient et guide le bras avec ses serres, tandis qu'il recouvre de son corps et de ses ailes la tête de cette femme et le roi efféminé, Louis XV, affaissé sur son sein. On voit, sommeillant étendus sur des coussins brodés de fleurs de lis, les autres Bourbons d'Europe ou les ministres du royaume de France, tandis que l'embarcation va à la dérive. Mais au-dessus des nuages apparaissent les grandes ombres de Turenne, de Henri IV et de Richelieu; elles regardent, les premières avec une expression de mépris, la dernière avec douleur, les mains anxieusement croisées, le malheureux équipage qui court à l'abîme.

CXLIV.

La „Lettre de la Marquise de Pompadour à la reine de Hongrie“ est un sanglant persiflage de la maîtresse de Louis XV, qui fut l'ennemie acharnée de Frédéric II. Celui-ci suppose que la marquise s'adresse à son alliée, la sévère et prude Marie-Thérèse, pour obtenir le rappel des lois et règlements édictés par la reine contre le dérèglement des mœurs et contre l'amour libre: „Souffrez, Madame“ , écrit-elle, „que les cœurs sortent de cette captivité; brisez leurs chaînes; donnez la liberté aux amours furtifs qui gémissent dans la servitude .... Que la plus douce, que la plus humaine, que la plus charmante des passions trouve une protectrice dans la plus auguste des princesses, dans la première des femmes de ce siècle, dans cette Thérèse-roi, qui est un des plus grands monarques de l'Europe.“

<37>L'expression de la figure de la Pompadour, dans le portrait dessiné par Menzel, mais surtout l'ornementation plastique du cadre, évoquent le souvenir de la dépravation qui s'incarna dans le Parc-aux-cerfs et qui entraîna de la démoralisation de la femme dans la haute société française du dix-huitième siècle.

CXLV.

À demi caché par les hautes tiges des Iris en fleurs, l'œil au guet, rusé et craintif, le renard, qui se sauve en rasant le sol, représente la politique sournoise et finassière exprimée dans la lettre supposée du comte de Kaunitz au secrétaire du comte Cobenzel, qui expose les plans et les intentions de l'Autriche contre la Prusse, et la politique à observer avec la France.

CXLVI.

Le roi avait lu à Dresde les oraisons funèbres de Fléchier et de Bossuet. Pour s'exercer dans ce genre, et pour le parodier en même temps, il s'amusa à composer le „Panégyrique de Jacques-Mathieu Reinhardt, maître cordonnier, prononcé le treizième mois de l'année 2899, dans la Ville de l'Imagination, par Pierre Mortier, diacre de la cathédrale“ .

La vignette représente en caricature l'effet inévitable d'un discours mor-tuaire d'une pareille longueur. La chaire est formée par une plante de pavot. Au lieu du prédicateur, des lèvres duquel doivent s'échapper les phrases édifiantes et endormantes, c'est la tête du pavot, formant le toit de la chaire, qui s'entr'ouvre et laisse tomber dans l'église la pluie de ses graines somnifères.

CXLVII.

Menzel a adopté cette fois encore la forme d'une vieille estampe, déchirée sur ses bords, qui représente d'une façon burlesque le combat extravagant du chapeau et de l'épée bénits par le Pape contre un monstre, un dragon dont la tête est surmontée du kalpak de hussard prussien et le corps hérissé de sabres de cavalerie. C'est l'illustration de la lettre fantaisiste, mise par Frédéric II sur le<38>compte du pieux maréchal Daun, et dans laquelle celui-ci se plaint au Pape que les reliques vénérées ne produisent plus leur effet sur son armée, depuis qu'elle a appris que „les sabres des hussards prussiens ont été bénits par l'archevêque de Canterbury“ .

CXLVIII.

Frédéric II fait écrire au pape Clément une lettre adressée au mufti suprême de Stamboul, pour remercier chaleureusement le chef de la religion du Prophète de s'être déclaré, lui aussi, contre les hérétiques ennemis de la religion catholique et romaine, et d'avoir donné à la foi apostolique l'appui du bras musulman. Il envoie sa précieuse et toute-puissante bénédiction au grand étendard de Mahomet, qui, à la tête des invincibles janissaires, ira délivrer ses fils bien-aimés, les évêques polonais, des mains des hérétiques endurcis, des détestables dissidents, vomis par l'enfer, qu'il faut exterminer de la terre, avec leurs protecteurs, les Russes schismatiques.

L'illustration de Menzel montre le mufti, aiguisant avec une joie féroce, sur la meule, son cimeterre, pour couper la gorge à ces infidèles qu'il hait autant que le Pape.

CXLIX.

Le général comte Frédéric Jean de Seckendorff était venu à Berlin comme ambassadeur de l'empereur Charles VI. Le prince royal eut à diverses reprises recours à ses services confidentiels pour apaiser ses créanciers et pour d'autres négociations dont il fut l'intermédiaire. Le dessin de Menzel le représente debout, dans l'uniforme blanc de l'armée autrichienne et avec la cuirasse; il feuillette quelque document officiel, en tournant d'un autre côté son regard incisif.

CL.

Grumbkow était le confident intime du roi Frédéric-Guillaume I. Le prince royal, dans ses lettres, observe toujours avec lui la plus grande réserve, même quand il se plaint à lui de la méfiance du roi son père à son égard.

<39>Le portrait de Menzel le représente avec l'uniforme de général prussien pardessus la cuirasse, la tête découverte, et tenant à la main une lettre du prince royal; il réfléchit à ce qu'il vient de lire, et une expression ironique passe sur ses traits.

CLI.

Beausobre, pasteur de l'Eglise française réformée, à Berlin, (né en 1659, mort en 1738) était en grande faveur auprès de Frédéric II, depuis un sermon qu'il avait prononcé devant lui (le 11 mars 1736). Menzel l'a représenté en chaire, dans le costume et dans l'exercice de ses fonctions ecclésiastiques.

CLII.

Fontenelle fut toujours honoré et distingué par Frédéric II, lorsqu'il était prince royal, comme après qu'il fut devenu roi; ses fameux „Entretiens sur la Pluralité des Mondes“ étaient un des livres favoris du prince. Le philosophe français, qui mourut centenaire, est ici représenté comme un vieillard robuste, vêtu simplement et commodément, un bonnet de velours sur sa tête chauve; sa figure imposante rayonne d'intelligence et de vie.

CLIII.

Le comte Albert-Wolfgang de Schaumbourg-Lippe, devenu l'intime ami de Frédéric II, depuis qu'il eut arrangé, en juillet 1738, l'admission du prince dans la Franc-Maçonnerie, est représenté par Menzel en riche costume, avec une grande perruque, la main étendue avec un geste d'indication et de commandement. Son portrait répond au mot de l'une des lettres de la „Correspondance de Frédéric avec le comte de Schaumbourg-Lippe“ : „Né pour commander aux autres.“

<40>

CLIV.

Le docte Rollin, que Frédéric II estimait beaucoup, est assis en costume ecclésiastique, à sa table de travail, la plume à la main. Il vient d'écrire une lettre, apparemment la lettre qui doit accompagner l'envoi au roi des livres qui sont devant lui, sur sa table: „l'édition in-quarto du Traité des Etudes.“ „Mes livres“ , écrit-il au roi, à la date du 22 juillet 1740, „osent paraître devant votre trône avec quelque crainte à la vérité, mais avec encore plus de confiance.“

CLV.

Ulric-Frédéric de Suhm (1691—1740) était conseiller intime et envoyé extraordinaire de l'Electeur de Saxe, à Berlin et à Saint-Pétersbourg. Sa correspondance avec le prince royal est de nature très-intime. Il avait souvent à procurer de l'argent au prince et à répondre à ses questions sur les choses de Russie. Il a souvent recours, dans sa correspondance, aux messages chiffrés. C'est à cette circonstance que se rapporte la figure symbolique ailée, dont les ailes sont ponctuées de signes cryptographiques; elle serre sur son sein un paquet de lettres, et pose un doigt sur ses lèvres comme pour recommander le silence.

CLVI.

Emilie Le Tonnelier de Breteuil, épouse du marquis du Chàtelet-Baumont, lieutenant-général français (1706—1749), la spirituelle et docte amie de Voltaire, à laquelle le prince royal adressait en 1737 son „Epître à la divine Emilie“ , reçut de celui-ci dix lettres, et lui en écrivit vingt.

L'artiste a trouvé un symbole humoristique pour caractériser cette femme savante, honorée de la faveur d'un roi: une chouette, qui se pavane sur un divan, et qui hume avec délices l'encens qui fume sur une cassolette supportée par deux satyres.

<41>

CLVII.

A la fin de la correspondance très étendue et très cordiale que Frédéric II entretint en vers et en prose avec M. Jordan, cet aimable savant et ce théologien à l'esprit libre, Menzel a dessiné la chambre de travail veuve de son maître, dont le cercueil est étendu devant la bibliothèque.

Jordan entra en relations avec Frédéric, en 1736, à l'occasion de la tra-duction en français de la „Morale de Wolff“ . Sa dernière lettre est datée du 24 avril 1745; elle exprime la certitude d'une mort prochaine. Le dernier mot que le roi écrivit à son ami mourant, est: „Adieu; aime-moi un peu, et guéris-toi, s'il y a moyen, pour ma consolation“ .

CLVIII.

Duhan de Jandun, nommé précepteur du prince royal en 1716, reçut de Frédéric II vingt-sept lettres, qui sont autant de témoignages de haute estime. Après sa mort, le roi écrivit à sa veuve (le 9 janvier 1746) pour lui annoncer qu'il venait de gratifier sa fille d'une pension de trois cents thalers sur la cassette royale, et pour lui annoncer en même temps qu'il aurait aussi soin de ses deux fils.

Le dessin de Menzel montre la veuve et les enfants, en habits de deuil, devant le secrétaire ouvert d'où ils ont tiré les lettres et les billets du roi au défunt; une lettre, que lit le fils aîné, est sans doute celle qui annonce les intentions du roi à l'égard de la famille de son ancien précepteur.

CLIX.

Frédéric II était grand admirateur du maréchal Maurice de Saxe, dont il avait fait la connaissance à Berlin, en 1728, étant encore prince royal; le grand homme de guerre français vint en 1749, le 15 juillet, à Potsdam, rendre visite au roi. Des lettres que Frédéric lui écrivit, deux ont été conservées, ainsi que cinq lettres du maréchal au roi.

Menzel a illustré cette correspondance par la reproduction du monument sculpté par Pigalle, dans l'église de St.-Thomas, à Strasbourg, sorte d'apothéose en marbre, qui correspond à la haute idée que Frédéric avait conçue des vertus guerrières et de la grandeur militaire du maréchal Maurice de Saxe (né en 1696, mort en 1750).

<42>

CLX.

Le comte Gustave-Adolphe de Gotter (1692—1762), nommé en 1753 grand-maître des postes et vice-président de la direction générale de la guerre et des finances, un des personnages les plus indespensables au roi parmi ses confidents et ses correspondants intimes, est représenté par Menzel en habit de chasse, ayant à côté de lui son chien et des pièces de gibier à plumes qu'il a abattues; il tient à la main son chapeau à larges bords. Le roi, dans ses lettres à M. de Gotter, ne cesse de plaider contre le désir du comte „de retourner à Molsdorf“ et exprime constamment le souhait de son retour à la santé, à la belle humeur, au goût des plaisirs du monde; l'artiste semble avoir voulu indiquer, par la bonne apparence du comte, que ces souhaits étaient au moins superflus, et que ce n'est pas précisément la mélancolie qui le poussait à demander sa retraite.

CLXI.

Frédéric II fit élever, dans le Campo-Santo de Pise, un monument en marbre à la mémoire d'Algarotti, son ami intime, avec qui il avait été en relations suivies, depuis la première visite du comte vénitien à Rheinsberg, en septembre 1739, jusqu'à sa mort, survenue à Pise en 1764. Dans une lettre du 12 juin 1764 au chevalier Lorenzo Guazzesi, à Pise, le roi adressait à ce dernier la recommandation suivante: „Désirant laisser un souvenir de l'estime que j'avais pour votre ami, je vous prie de faire élever sur sa tombe une pierre de marbre avec cette inscription:

Hic jacet Ovidii Aemulus
et
Newtonii Discipulus.“

La vignette de Menzel représente un monument encastré dans un mur du Campo-Santo. Au-dessous du fronton, se lit l'inscription demandée par le roi, mais que la famille d'Algarotti a modifiée, en supprimant le „Hic jacet“ , en remplaçant le nominatif par le datif, et en ajoutant „Fridericus Magnus“ .

CLXII.

Madame de Camas, née de Brandt, et veuve du colonel de Camas, fut nommée l en 1742 comtesse et grande-gouvernante de la reine; elle mourut à l'âge de quatre-vingts ans en 1766. Elle était tenue en estime singulière par Frédéric II,<43>et jusque dans les derniers temps de sa vie elle reçut des lettres affectueuses du roi, qui l'appelait „sa bonne maman“ .

Menzel a illustré très poétiquement la „Correspondance du roi avec Mme de Camas“ , par un bouquet de fleurs, dans un charmant vase de porcelaine, style rococo, placé devant le portrait de Frédéric. Ce bouquet est un envoi du roi à sa correspondante, qui de son côté en a fait hommage au portrait du roi. Le vase de porcelaine vient sans doute aussi de Frédéric, qui plaisantait ainsi dans sa lettre du 20 novembre 1762: „Je ne suis riche, à présent, qu'en cette fragile matière (la porcelaine), j'espère que ceux qui en recevront, la prendront pour bon argent, car nous sommes des gueux, ma bonne maman: il ne nous reste que l'honneur, la cape, l'épée, et de la porcelaine.“

CLXIII.

La „Correspondance de Frédéric avec le marquis d'Argens“ atteste la longue et étroite amitié qui unissait le roi à celui-ci; Frédéric II lui a adressé un plus grand nombre de lettres qu'à aucune autre personne, si l'on excepte Voltaire. Cette correspondance se poursuivit sans interruption pendant toutes les fatigues, les dangers et les revers de fortune de la guerre de Sept-Ans; c'est même pendant cette période qu'elle offre le plus haut degré d'intérêt. Le roi épanchait alors devant d'Argens, dans ses lettres et dans ses effusions poétiques, tous les sentiments et toutes les émotions qui l'animaient dans ces années terribles. C'est de lui qu'il attendait et qu'il reçut les consolations de l'amitié dans ces heures sombres. Ce rôle du marquis d'Argens est exprimé d'une façon symbolique dans le dessin de Menzel. Un gladiateur romain, haletant et épuisé, se repose appuyé sur son épée, tandis que ses deux adversaires, grièvement blessés, chancellent et s'affaissent. Le gladiateur est Frédéric lui-même; d'Argens est ce vieux spectateur romain qui serre de la main gauche celle du gladiateur, et essuie de la main droite son front brûlant. Les autres spectateurs se détournent du combat avec indifférence.

CLXIV.

Darget, le secrétaire du marquis de Valori, ambassadeur français à Berlin, est le même à qui Frédéric II a adressé son épître de l' „Apologie des Rois“ , également illustrée par Menzel. Frédéric lui a fait jouer aussi un rôle, d'ailleurs<44>peu flatteur, dans son poëme héroï-comique „Le Palladion“ . Darget, pour sauver son maître, se fit prendre à sa place par les Pandours, dans la campagne de 1745. Ce trait de dévouement attira sur lui l'attention de Frédéric, qui le prit à son service, où il resta jusqu'en 1750. Cet épisode de sa capture a fourni le sujet de la vignette, où il figure dépouillé de ses habits, et au pouvoir des Pandours.

CLXV.

Le baron Charles Louis de Pœllnitz, premier chambellan et grand-maître des cérémonies de Frédéric II, a presque toujours, dans ses lettres au roi, le rôle d'un humble quémandeur. Il implore toujours des grâces spéciales, des gratifications, des avances d'argent, et il dépeint avec les plus vives couleurs ses besoins et sa position désespérée. Le roi, dans ses réponses, lui fait entendre de dures vérités, et repousse ses demandes plus souvent qu'il ne les accueille. Pourtant, l'on voit qu'il ne peut se décider à bannir de sa société d'amis et à disgracier complètement le causeur amusant, l'agréable auteur de „Mémoires“ . Aussi Menzel représente-t-il le baron sous la figure d'un mendiant agenouillé sur les marches du palais, pleurant et souriant à la fois; le roi, qui descend l'escalier, le relève d'une main, tout en lui faisant de l'autre, en souriant, un geste de réprimande.

CLXVI.

Deux vieux guerriers à barbe grise, courbés sous le poids de l'âge et de la fatigue, ont ôté leurs casques; ils sont assis à l'ombre d'un grand arbre, et se serrent l'un contre l'autre, le moins âgé des deux soutenant son camarade. C'est la représentation idéale des relations d'amitié qui unirent Frédéric II, jusqu'à sa mort, avec son glorieux général: fidélité et dévouement d'une part, reconnaissance inaltérable de l'autre.

CLXVII.

Aux quarante-quatre lettres adressées à George Keith, comte maréchal d'Ecosse, qui entra au service de Frédéric II, en 1748, on a ajouté, dans cette collection, quatre de ses réponses au roi. La dernière, écrite probablement dans<45>l'année de sa mort, a fourni à Menzel le motif de son illustration. Un laquais du palais a apporté au vieil ami du roi, qui passa ses dernières années dans la maison de campagne avec jardin donnée par Frédéric à Sans-Souci, une de ces invitations à la table royale qui reviennent fréquemment dans cette correspondance. Lord Keith, que son domestique promène en chaise roulante, dans son jardin, lit avec une émotion intime le billet du roi, auquel il est cependant obligé de répondre par les lignes suivantes: „Lord Marischal se met aux pieds de Sa Majesté, le remercie de sa bonté de s'informer de sa santé. Sa vue est affaiblie depuis quelques jours, ses jambes ne valent rien, ni sa tète, ni la mémoire. Sourd pardessus le marché, il est un très mauvais convive à table.“

CLXVIII.

Très caractéristiques sont les lettres de Rousseau adressées au roi. Dans la première, l'auteur du Contrat social, „chassé de France, de Genève, du canton de Berne“ , cherche par l'intermédiaire du gouverneur, lord Marischal, un asile dans les Etats de Frédéric II (dans le canton de Neufchàtel), quoiqu'il ait dit beaucoup de mal de Frédéric et qu'il en doive dire peut-être encore. Dans La deuxième lettre, il remercie le roi de sa protection et du „pain“ qu'il lui a donné; mais il lui demande aussi: „d'ôter de devant ses yeux cette épée qui l'éblouit et le blesse“ . Bref, chaque phrase respire l'humeur atrabilaire de cet „ennemi des rois“ , de ce „philosophe sauvage“ ; et cette humeur est également visible dans le portrait du philosophe de Genève tel que Menzel l'a dessiné, assis dans un jardin, à une table rustique.

CLXIX.

La dernière lettre de cette première partie de la „Correspondance de Frédéric avec Voltaire“ est de Voltaire et porte la date du 1er juin 1740. Jusqu'à cette époque, rien n'a encore troublé les relations du roi avec le grand écrivain, qui s'incline avec respect et tendre reconnaissance devant son royal admirateur et protecteur. Semblable au poète qui, rempli d'un pieux enthousiasme, se prosterne dans la poussière devant le dieu de la lumière se levant à l'Orient, le radieux Phébus Apollon, Voltaire se courbe devant le jeune poète couronné, devant le roi dont la faveur, comme un soleil, l'inonde et l'échauffé de ses rayons.

<46>

CLXX.

La manière d'agir de Voltaire a amené une rupture complète entre le roi et lui. Celui-ci quitte Berlin découragé, disgracié, profondément blessé par les dernières lettres du roi et par le traitement qu'il en a reçu. Cette rage qu'il porte au cœur, et qu'il est obligé de réprimer ou de dissimuler dans ses lettres, a été vigoureusement exprimée par l'artiste. Le philosophe chassé de Berlin, habillé d'un costume fantastique, semi-oriental, un long caftan garni de fourrures, s'en va, le bâton à la main, le sac de voyage pendu à ses épaules; il s'est retourné une dernière fois et jette sa malédiction à la capitale du roi Frédéric.

CLXXI.

Du 1er avril 1778 est datée la dernière lettre de Voltaire à Frédéric II, deux mois avant la mort du grand écrivain. La dernière lettre de Frédéric à Voltaire est du 25 janvier de la même année; le roi se félicite avec le monde entier, du rétablissement de l'illustre vieillard, à l'âge de quatre-vingt-quatre ans. Il lui adresse en terminant ce souhait: „Vivez, vivez pour continuer votre brillante carrière, pour ma satisfaction et pour celle de tous les êtres qui pensent. Ce sont les vœux du Solitaire de Sans-Souci. Vale!“

La vignette ne se rapporte pas à une partie spéciale de la correspondance; elle montre le cadavre de Voltaire, sur le catafalque; la figure sourit encore, dans la mort, d'un sourire sardonique; la tête chauve est ceinte de laurier, et des couronnes de ce feuillage sont jetées sur le drap de velours noir qui recouvre la dépouille mortelle de Voltaire.

CLXXII.

Marie-Antonie, Electrice de Saxe, était fille de l'empereur Charles VII et d'une princesse de Bavière. Les relations personnelles de Frédéric II avec l'Electrice datent de la courte visite qu'il lui fit à Moritzbourg, lorsqu'il alla lui présenter ses hommages après la paix d'Hubertusbourg, le 16 mars 1763. Dans sa longue et intime correspondance avec cette princesse, douée d'autant de mérite que d'esprit, le roi revient souvent sur son talent musical, et sur le plaisir qu'il a trouvé à l'entendre. L'Electrice lui envoie, avec sa première lettre, du 24 avril 1763, un morceau de musique qu'elle a composé elle-même, ainsi que les paroles, comme l'indique la lettre du roi du 26 juillet suivant.

<47>Menzel représente l'Electrice comme musicienne; elle est assise à son épinette, où elle joue, il est permis de le supposer, quelqu'une de ses propres compositions.

CLXXIII.

Le célèbre philosophe français d'Alembert fut souvent, mais vainement, invité par son royal admirateur, à venir à la cour de Potsdam. Les offres les plus séduisantes ne purent le décider à accéder à ce désir. Depuis l'année 1746, où il remporta le premier prix de l'Académie des Sciences de Berlin, avec ses „Réflexions sur les causes générales des vents“ , il eut l'honneur d'entretenir avec le roi une correspondance active, qui dura trente-sept ans. Frédéric II, dans ses lettres, rend honneur au penseur hardi, vigoureux, lucide et élevé, et célèbre en lui l'ennemi, implacable et victorieux, de la superstition et de la sottise. C'est de cette idée que s'est inspiré Menzel dans sa composition, qui représente la lutte du dieu du jour contre le hideux dragon des ténèbres, qui souille et oppresse le globe terrestre; les flèches du dieu, lancées d'une main sûre, percent le monstre, mais sans réussir à le tuer.

CLXXIV.

Diogène dans son tonneau, que nous montre le dessin de Menzel, c'est d'Alembert lui-même, ce sage qui refusa de sacrifier son existence retirée et modeste, mais libre, de Paris, au prix des faveurs et des biens dont Frédéric II l'eût comblé, pas plus à pension de 12000 thalers avec logement au château de Potsdam qui lui était offerte, qu'à la rente de 100 000 francs que lui promettait la cour de Saint-Pétersbourg. Alexandre le Grand, le conquérant, l'ami des poètes et des philosophes, renonce à gagner par des faveurs et des promesses l'homme qui, libre de besoins et de passions, ne connaît ni le désir, ni l'usage des richesses.

CLXXV.

Des sept lettres du roi que contient la „Correspondance de Frédéric II avec sa mère“ , trois annoncent à la reine-mère les victoires qu'il a remportées. La lettre du 4 juin 1745 annonce la victoire de Friedeberg; celle du 15 décembre<48>1745, la victoire de Neisse, et celle de mai 1757, la victoire de Kesselsdorf. Dans cette dernière lettre, Frédéric annonce à sa mère qu'il se trouve libre, en face de l'Autriche, avec 150,000 hommes; il est, en outre, maître et seigneur d'un royaume qui est obligé de lui fournir des troupes et de l'argent. „Les Autrichiens sont dispersés comme de la paille au vent.“

Ce sont ces lettres qui ont motivé l'illustration symbolique de Menzel. La vieille reine est assise dans son fauteuil de malade, le dos appuyé contre les coussins; une Victoire ailée lui apporte, avec la couronne de lauriers de son fils, l'heureuse nouvelle de ses triomphes.

CLXXVI.

Frédéric-Rodolphe comte de Rottembourg mourut entre les bras du roi, qui avait pour lui une profonde affection. Il s'était glorieusement battu, comme soldat au service de la France, de l'Espagne, et enfin de la Prusse, et ne montrait pas moins de capacité pour les travaux de la paix. Il porte dans le dessin de Menzel l'uniforme de guerre de son régiment, le 3e dragons, qui lui fut donné par le roi après la journée de Mollwitz; il a, par-dessus la cuirasse, le cordon de l'ordre de l'Aigle-Noir, que lui valut sa belle conduite à la bataille de Chotusitz. Sa taille élancée est celle d'un jeune homme; mais son visage porte les traces des souffrances physiques qui devaient l'emporter prématurément.

CLXXVII.

Les faits héroïques, les travaux herculéens accomplis par Frédéric II et son frère, durant la longue et sanglante lutte de la Prusse contre ses ennemis ligués, qui revenaient sans cesse à la charge avec de nouvelles forces, font le principal objet des lettres les plus importantes de la „Correspondance de Frédéric avec son frère le prince Henri de Prusse“ . C'est l'idée réalisée ici sous une forme symbolique: Hercule et Iolas combattent l'hydre de Lerne, dont les têtes hideuses repoussent, à peine tranchées, sur ses longs cous mutilés. Hercule-Frédéric joue de la faux contre les tètes du monstre, et Iolas-Henri plonge la torche allumée dans les plaies béantes et sifflantes, pour détruire la force reproductive et empêcher la formation d'une tête nouvelle.

<49>

CLXXVIII.

Menzel a choisi le temple de l'Amitié, du parc de Sans-Souci, pour sujet d'illustration de la „Correspondance de Frédéric avec sa sœur Wilhelmine“ , véritable monument de la tendre affection que le roi professa toujours pour sa sœur de Baireuth, depuis son enfance jusqu'à la mort si regrettée de cette princesse. Les sentiments de tendresse et d'estime réciproques trouvent leur expression dans presque chacune des lettres du frère et de la sœur.

Ce petit temple ouvert, élevé à la mémoire de la princesse Wilhelmine, est surmonté d'une coupole surbaissée, qui repose sur un fond de muraille et sur quatre paires de colonnes corinthiennes; dans une niche du mur est la statue assise de la sœur du roi; un portrait en relief orne, en outre, le milieu de chaque colonne. Chacun de ces portraits représente un personnage de l'antiquité célèbre par la fidélité de son amitié. Au-dessus de la haie qui entoure le temple, de grands cyprès élèvent leur tête sombre.

CLXXIX.

Cette illustration de Menzel paraît suggérée par la dernière lettre de Frédéric à sa sœur, en date du 10 août 1786, et par celle que sa sœur lui écrivait le 30 juillet 1769. Dans cette dernière, la duchesse raconte que l'aîné de ses petits enfants avait été à toute extrémité, mais qu'il a été sauvé par le médecin Zimmermann, de Hanovre. Dans la lettre en question, écrite l'année de la mort de Frédéric, celui-ci dit en parlant de lui-même: „Le médecin de Hanovre a voulu se faire valoir chez vous, ma bonne sœur; mais la vérité est qu'il m'a été inutile. Les vieux doivent faire place aux jeunes gens, pour que chaque génération trouve sa place. A bien examiner ce que c'est que la vie, c'est voir mourir et naître ses compatriotes.“

La vignette montre les trois Parques et Esculape. Le dieu de la médecine fait tous ses efforts pour arracher à Atropos les ciseaux qui tranchent le fil de la vie humaine; mais elle se cramponne à lui, et se laisse arracher de son siège, sans lâcher les ciseaux fatidiques.

CLXXX.

Gustave III, né en 1746, était neveu de Frédéric II par sa mère, la princesse Ulrique, sœur du roi de Prusse. Le prince qui devait se faire, au commencement de la révolution française, le chevalier de la légitimité, et tomber en 1792<50>sous les coups d'un assassin, est ici représenté en riche costume de cour. Le manteau d'hermine glisse de ses épaules. Ses grands yeux saillants vous regardent avec une expression sensuelle et rêveuse.

CLXXXI.

Menzel symbolise ici les relations respectives du fils et du père, telles qu'elles nous apparaissent dans la „Correspondance de Frédéric avec le roi son père“ . Frédéric, en garçon jardinier, montre d'un air plein de déférence, à son royal seigneur et maître, le résultat de son travail, la plantation d'une pépinière, que le roi inspecte rigidement. Cette scène répond assez exactement au sens des lettres que le prince écrivait de Ruppin, et des observations marginales dont le roi les annotait. Le prince royal lui rendait compte de son régiment, de l'incorporation des recrues, des exercices, et le roi écrivait en marge: „Je désire qu'il continue; économie et bonne administration“ , etc.

CLXXXII.

Le camérier de confiance de Frédéric II, Fredersdorf, était, comme on le voit par la correspondance de celui-ci avec son camérier, fortement atteint de la manie du „Malade imaginaire“ . Il livra sa santé et son corps aux expériences des médecins et ruina prématurément sa constitution à force de médicaments. Frédéric, dans la dernière de ses lettres, ne lui épargne, à cet égard, ni les vifs reproches, ni les remontrances, ni les sages conseils. „S'il y avait au monde un remède qui pût te guérir en deux minutes, je l'achèterais, si cher qu'il fût. Seulement, mon cher Fredersdorf, tu as essayé trente docteurs, et ils ont plutôt empiré qu'amélioré ton état.“ Ainsi écrivait Frédéric à son camérier malade, en 1755. La vignette de Menzel y fait allusion. Le roi lui-même tâte le pouls du malade caché par les rideaux du lit, et cherche à retenir de l'autre main la déesse de la santé, qui répand à terre le breuvage salutaire de sa coupe, et se détourne pour s'éloigner de la couche du pauvre insensé, dont la table est encombrée de flacons, de pilules, de poudres de toute sorte.

<51>

CLXXXIII.

Tobias Stusche, abbé du couvent des Cisterciens de Camenz, avait noué avec Frédéric II, peu après la première guerre de Silésie, des relations qui devinrent plus intimes après l'entrevue personnelle qu'il eut avec le roi, en mai 1745, durant la seconde guerre de Silésie, lorsque le quartier-général de Frédéric fut installé à Camenz. C'est au mois d'août de la même année que le roi aurait eu l'aventure bien connue, mais du reste purement légendaire, que voici: des Croates ayant pénétré dans l'église du couvent, à la recherche du roi de Prusse, il ne leur aurait échappé qu'en revêtant à la hâte le froc d'un moine, et en se mettant à chanter au lutrin, à la messe de l'abbé.

Le portrait de l'abbé, ainsi que le cadre orné des armes épiscopales, a tout l'air d'avoir été copié sur un portrait du temps. Il montre le visage fin, spirituel et avenant de cet homme d'Eglise aimable, patriote et dévoué à son roi; le buste est enveloppé dans les plis sombres et soyeux d'une robe ecclésiastique. Les tours du monastère de Camenz apparaissent dans le lointain.

CLXXXIV.

Frédéric II tint plus de quatre ans, en réserve, son ouvrage sur les „Principes généraux de la guerre appliqués à la tactique et à la discipline des troupes“ ; il ne le communiqua qu'à son frère, le prince Henri de Prusse, auquel il est dédié. Il ne voulait le remettre à personne, de peur d'une indiscrétion, ainsi qu'il le dit dans un Testament politique écrit en 1752. Lorsque la guerre parut imminente (guerre de Sept ans), le roi en fit faire une traduction allemande, qu'il distribua à ses généraux, auxquels, dans une préface écrite à la main et datée du 23 janvier 1753, il recommande de garder le plus profond secret à l'égard de ce livre. Il n'y eut pas d'indiscrétion commise; mais, le général prussien de Czettritz ayant été fait prisonnier en 1760 près de Cossdorf, son exemplaire tomba par la même occasion entre les mains des Autrichiens, qui le publièrent l'année suivante.

La composition de Menzel représente la scène de la remise de cet ouvrage par le roi lui-même aux généraux de son armée, réunis autour de lui. En remettant le rouleau de papier au général qui est près de lui, Frédéric lève l'autre main d'un geste qui enjoint l'obéissance et la discrétion.

<52>

CLXXXV.

La dissertation sur les „Pensées et règles générales pour la guerre“ est un appendice du grand travail sur les „Principes de la Guerre“ . Comme illus-tration, Menzel a dessiné un trophée original, composé d'une cuirasse, d'une épée de combat et d'un casque orné d'ailes. La tète de Méduse figurée sur la cuirasse, pour porter la terreur dans l'âme des ennemis, offre une ressemblance vague, mais indubitable, avec la tète de Frédéric II. Le casque de ce trophée représente le casque enchanté des légendes germaniques qui rendait invisible celui qui le portait.

CLXXXVI.

Frédéric II écrivit une instruction pour les deux commandants de son artillerie, Dieskau et Moeller, pendant la fameuse retraite de Bohème en Silésie, qu'il opéra avec son armée dans le mois de juillet 1758, et que le commandant autrichien, Daun, laissa accomplir sans obstacle. Le roi était alors dans l'attente d'une bataille prochaine, qui eut lieu effectivement vingt-cinq jours plus tard à Zorndorf et se termina par la défaite de l'armée russe.

Frédéric prescrit à ses colonels la façon dont ils doivent disposer et employer leurs batteries — quarante pièces de campagne de douze et de vingt-quatre livres, et sept obusiers de dix livres. Il dit entre autres choses: „Il faut que les canons tirent toujours pour démonter les canons de l'ennemi, et, lorsqu'ils auront éteint leur feu, il faut qu'ils tirent en écharpe, tant sur l'infanterie que sur la cavalerie qui sera attaquée. Les batteries seront toujours avancées, comme à Leuthen, et celle de quarante pièces pourra surtout faire un grand effet, si les canonniers tirent bien et qu'ils commencent à tirer à cartouches à huit cents pas.“

L'artiste a retracé avec une vérité dramatique le résultat de la tactique prescrite à l'artillerie, et les ravages du feu terrible qu'elle doit diriger contre les troupes ennemies qui lui sont opposées.

CLXXXVII.

Le roi, dans son „Instruction aux généraux de cavalerie“ , explique avec détail et précision tout ce que les commandants de cavalerie ont à faire pour maintenir toujours en bonne condition et en état d'agir cette arme si importante et pour l'employer avec tout son effet dans le combat.

<53>A ce tableau de la cavalerie telle qu'elle est et doit être, Menzel ajoute l'image du cavalier brave et malheureux que le combat a mis hors de service. Son cheval a été blessé à une jambe de derrière, et lui-même a été atteint non moins grièvement à la jambe gauche. Il s'est assis sur le sol, à l'endroit même où vient de passer une furieuse charge de cavalerie; il a jeté à côté de lui sa grande botte, qu'il a coupée et arrachée de sa jambe blessée. Il a l'air aussi abandonné que le pauvre cheval qui se tient sur trois jambes, levant en l'air le pied blessé. Cet épisode se rapporte à la mauvaise expérience faite par la cavalerie prussienne à Kunnersdorf, malgré les instructions qu'elle avait reçues.

CLXXXVIII.

Dans la dissertation de Frédéric II sur la meilleure construction possible des diverses espèces de camps, certains chapitres ont trait à l'emploi de chaque espèce de troupes pour la protection du camp. La tâche que le roi assigne aux hussards est de battre le pays pour recueillir des informations et donner avis du moindre mouvement de l'armée ennemie. La vignette de Menzel montre des hussards en patrouille, parcourant la pleine autour d'un camp. Un de ces cavaliers a fait une découverte qui n'est pas prévue dans la dissertation royale: il a rencontré un malheureux dessinateur qui, armé de sa lunette d'approche, de son portefeuille et de son crayon, s'occupait, du sommet de la hauteur la plus voisine, à esquisser la vue du camp et des scènes de la vie militaire. Devant le „Quos ego“ du hussard, qui le menace de son pistolet, l'artiste prend la fuite en criant, et avec une telle hâte, qu'il en perd sa perruque, qui glisse de son crâne chauve.

CLXXXIX.

Un certain mécontentement, à l'égard de divers chefs de l'armée, perce visiblement à travers les lignes de l'instruction de Frédéric II sur les „Règles de ce qu'on exige d'un bon commandant de bataillon en temps de guerre“ . On y lit entre autres choses: „Il ne faut point qu'un commandant de bataillon soit intimidé de se trouver dans une place de guerre. C'est, pour un homme qui n'est ni paresseux, ni lâche, mais qui se sent de l'ambition, une occasion de se distinguer et, par conséquent, de faire fortune .... Mais la longue paix dont nous jouissons<54>rendra tous les commandants inexcusables si, faute de se bien défendre, ils allèguent leur ignorance de la fortification. Le service dans la garnison les occupe au plus deux heures par jour; pour le reste, ils sont maîtres de leur temps, et, s'ils le perdent en fainéantise, je ne pense pas que, s'ils allèguent cette excuse, elle soit tenue pour valable nulle part.“

L'admirable dessin de Menzel montre des groupes d'officiers causant entre eux. Leurs mines et leurs attitudes trahissent, même chez ceux qui ne sont vus que de dos, l'embarras ou la confusion, l'abattement ou la contrariété. On voit qu'ils se sentent atteints par le blâme tombé d'en haut, pour n'avoir pas toujours observé les règles en question, dans la campagne où le commandant, qui porte son bras en écharpe, a reçu sa blessure. „La subordination“ , est-il dit au début de cette instruction, „doit commencer par le major et finir par le moindre tambour.“ Il en est de même aussi des réprimandes, qui, adressées au général, retombent avec une vivacité croissante de grade en grade jusqu'au simple soldat.

CLXXXX.

Dans les „Réflexions sur les mesures à prendre dans le cas d'une guerre nouvelle avec l'Autriche“ , Frédéric II prescrit à l'armée prussienne la conduite à tenir en supposant que les Autrichiens s'obstinent dans leur méthode d'une défensive rigide dans leurs positions imprenables de Moravie.

La vignette de Menzel symbolise d'une façon originale la tactique respec-tive des deux adversaires, par le combat d'un lion et d'un éléphant. Ce dernier ne peut mouvoir son énorme masse et n'ose se porter au combat avec sa force et son poids. Le lion, plus petit et incomparablement plus agile, tourne rapidement, mais à distance respectueuse, autour de son colossal adversaire, ne le laissant pas un instant en repos, et cherchant le moment de le surprendre par une attaque subite et dans une position défavorable.

CLXXXXI.

Le roi recommande à ses officiers, comme il avait fait en des termes beaucoup plus pressants dans diverses instructions antérieures, entre autres dans celle de 1738 „pour les généraux-majors d'infanterie“ , d'empêcher les soldats de boire<55>de l'eau durant la marche; „de ne pas souffrir que le soldat se débande, mais de conduire toujours les hommes en ordre et en rang, lorsqu'ils sont au fourrage ou à l'eau“ .

Le superbe dessin de genre militaire tracé par Menzel offre un tableau très vivant des efforts des officiers pour faire exécuter ces instructions, mais aussi de la peine qu'ils ont à se faire obéir d'hommes affolés par la soif.

CLXXXXII.

Un hussard chargé de la selle et du bagage de son cheval, se tient près de celui-ci; à l'arrière plan, dans un champ, deux chevaux également dessellés. Ce dessin se rapporte au paragraphe 22 de l'instruction, rédigée par le roi dans la première guerre de Silésie, pour l'arme des hussards qui venait d'être créée dans l'armée prussienne: „Un corps de hussards qui est sous commandement doit toujours être divisé en trois parties, l'une pour la garde de campagne, une autre pour le service de piquet; la troisième doit se reposer. La portion qui est au repos peut desseller ses chevaux.“

CLXXXXIII.

Après le service, un grenadier prussien, dépose sa coiffure militaire, ses armes et son sac, dans la chambre du logement de petit bourgeois où il a pris quartier. Un petit enfant, que la mère a déposé sur le plancher, se roule entre un berceau et un rouet à filer. Cette scène de genre caractérise la première partie de l'instruction, qui recommande expressément à toute l'armée, „depuis le commandant jusqu'au moindre tambour, de se bien garder de molester le civil. Mais si au contraire les régiments ont à se plaindre des bourgeois, il faut adresser ses réclamations au bourgmestre“ , etc.

Menzel a tracé, dans cette composition familière, un tableau des relations du soldat avec le bourgeois, alors que tous deux vivent ensemble, et que le soldat devient comme un membre de la famille chez laquelle il est logé.

<56>

CLXXXXIV.

L' „Instruction pour les commandants de régiments et de bataillons“ contient les recommandations les plus détaillées sur le petit service des troupes et sur les devoirs des officiers. Dans le 14e et dernier paragraphe, il est fait appel à l'émulation dés officiers et des soldats, pour les stimuler à la bravoure et au travail; le roi les invite „à se distinguer par leur bravoure ou leur capacité, en l'une ou l'autre occasion“ .

L'artiste a symbolisé, dans le ruban de l'Ordre pour le Mérite, ce lien de l'émulation et d'une noble ambition qui doit unir toute la masse de l'armée. Ce ruban, la plus haute distinction militaire créée par Frédéric II, jeté autour d'un faisceau confus de fusils et de baïonnettes, les relie en forme d'étoile étincelante.

CLXXXXV.

Deux jeunes officiers sont occupés à étudier des ouvrages et des plans mili-taires; l'un est plongé attentivement dans cette étude; l'autre, ennuyé, fatigué, s'endort sur la lecture. Cette illustration de Menzel se rapporte plus spécialement à la seconde moitié de l'instruction du roi à ses inspecteurs d'infanterie. Il leur ordonne: „d'encourager les jeunes officiers qui ont l'intelligence et l'ambition d'acquérir le plus haut degré d'excellence dans le service, en leur recommandant l'histoire des anciennes guerres. Comme il est impossible d'avoir tous les livres dans chaque régiment, je tâcherei de former une collection de ces livres pour chaque inspecteur, afin qu'ils soient à la portée au moins des officiers qui ont le plus d'ambition et de goût pour leur métier.“ Les deux jeunes officiers de la vignette ont peut-être à dose égale „le goût et l'ambition“ ; mais si l'esprit n'est pas moins prompt, la chair évidemment est plus faible chez l'un d'eux que chez l'autre.

CLXXXXVI.

Au milieu de la fumée de la poudre, la mort s'échappe de la gueule noire d'un canon, en lançant de sa main osseuse la foudre et les éclairs. L'artiste symbolise ainsi l'idée qui est au fond de l' „Instruction d'artillerie“ , dont le premier but est de faire produire à l'artillerie les effets les plus meurtriers et les plus destructeurs possible.

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CLXXXXVII.

Les protestants de Hongrie, persécutés par les évêques catholiques du pays, avaient maintes fois depuis 1743 prié Frédéric II, comme protecteur du protestantisme, d'intervenir en leur faveur auprès de Marie-Thérèse. Frédéric II avait accédé à leur demande, mais sans résultat. Peu après la seconde guerre de Silésie, l'évêque de Vesprim avait même adressé à la reine-impératrice une invitation à détruire les hérétiques de Hongrie. Cet acte provoqua la lettre de Frédéric II au prince-évêque de Breslau, qu'il invite à s'opposer, de toute sa puissance ecclésiastique, à ces persécutions. Il ne lui cache pas, d'ailleurs, que des représailles pourraient bien être exercées par un Etat protestant contre ses sujets catholiques.

La vignette de Menzel montre l'aigle de Prusse étendant sur les siens la protection de ses ailes puissantes, et tenant dans sa serre nerveuse le sceptre surmonté de la main de justice. Devant le royal oiseau, les noirs corbeaux se dispersent, craintifs et croassants.

CLXXXXVIII.

La vignette de Menzel montre le héros prussien, le vainqueur de Lissa, sous la forme d'un centaure qui, tenant la massue d'une main, tend l'autre, en signe de réconciliation et de paix, à son adversaire, une Amazone armée de toutes pièces. Mais celle-ci, avec une expression de méfiance, se détourne et détourne son cheval, et ne lâche pas la hache de combat.

Le professeur Preuss, l'éditeur des „œuvres complètes de Frédéric le Grand“ ayant démontré la non-authenticité de la lettre de Frédéric II à la reine-impératrice Marie-Thérèse, la vignette n'a pas pu trouver place dans les volumes de l'édition.

CLXXXXIX.

La vignette de Menzel, comme la précédente, manque dans l'édition des „Œuvres de Frédéric le Grand“ , où l'épître à laquelle se rapporte ce portrait n'a pas trouvé place.

<58>Le célèbre président du Parlement de Paris, grand majordome de la reine épouse de Louis XV, fameux comme écrivain et bel esprit (né à Paris le 8 février 1645, mort le 24 novembre 1770), est dans sa bibliothèque, debout à une table. Il est en grande tenue; il a une main posée sur un livre, et tient une prise de tabac entre le pouce et l'index. Ce portrait vivant, qui respire toute l'élégance, à la fois solennelle et aimable, particulière à cette époque, a été dessiné par Menzel d'après un ancien portrait à l'huile du président Hénault, qui se trouve à la Bibliothèque royale de Berlin. Cette place d'honneur avait été donnée au portrait du savant président, parce que l'Académie des Sciences de Berlin l'avait nommé un de ses membres, comme celles de Nancy et de Stockholm, depuis qu'il avait été appelé, en 1723, à faire partie de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres de Paris.