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ÉPITRE A MA SŒUR DE BAIREUTH.

Enfin, chère sœur, je respire,
Et ne respire que pour vous;
Le sort est las de son courroux,
La fortune vient de me rire.
Ces fiers Autrichiens, de nos destins jaloux,
Dans les champs de Lissa dissous,
D'un triomphe idéal ont perdu le délire,
Et vont dans la Bohême oublier leurs dégoûts.
Recevez de mon cœur cette offrande futile,
La seule qu'à vos pieds je puis mettre aujourd'hui.
O mon support! ô mon asile!
Ma divinité, mon appui!
C'est vous dont l'amitié si ferme et si durable
Me tendit un bras secourable,
Lorsque nos combattants paraissaient terrassés,
Et d'un empire formidable
Les fondements bouleversés.
Mes parents, mes amis, timides et glacés,
M'abandonnaient déjà dans ce péril extrême;
<87>Le seul qui me resta, ma sœur, ce fut vous-même.
Fort de cet appui précieux,
Je ne redoutais plus le sort injurieux.
O céleste amitié! divine et pure flamme!
Suprême bien d'une belle âme,
Dont la main avare des dieux
Daigne si rarement favoriser la terre!
Faut-il la voir livrée en proie aux envieux,
Aux fureurs de la haine, aux flambeaux de la guerre?
Ah! faut-il voir d'ingrats un corps associé,
Monarques arrogants du bruit de leur tonnerre,
Fermer leur cœur d'airain aux cris de la pitié,
Et l'intérêt avide, étincelant de rage,
Convertir l'univers, à lui sacrifié,
En théâtre sanglant de meurtre et de carnage,
Où la destruction naît de l'inimitié?
Dans l'exécrable cours de ces mœurs infernales,
Parmi ces horribles scandales,
Votre cœur conserva, quoiqu'il fût épié,
Le feu sacré de l'amitié,
Ce feu cent fois plus pur que celui des vestales.
En vain les mortels corrompus
De l'infidélité vous ont tracé l'exemple;
Leurs perfides regards, honteux et confondus,
Sont forcés d'avouer que votre âme est le temple,
Le refuge sacré des antiques vertus;
C'est vous qui rendez véritable
Tout ce qu'a rapporté la Fable
D'Oreste, de Pylade et du tendre Nisus.
Si j'avais le pinceau d'Apelle,
Je peindrais votre cœur fidèle,
<88>Et la constance et la ferveur
Dont, ô mon adorable sœur!
Vous avez combattu ma fortune cruelle.
Voyez, parents ingrats, quelle est votre noirceur;
Comparez-vous à ce modèle,
Vous tous qui, pour votre malheur,
Ne sentîtes jamais si vous aviez un cœur;
Que cet exemple vous rappelle
Tout le sublime et la grandeur
De la tendresse fraternelle.
Ah! mon auguste sœur, pour chanter votre nom
Je laisse aux eaux de l'Hippocrène
Les soins de ranimer une vulgaire veine,
Et les Muses de l'Hélicon
Ne sont pas les dieux que j'invoque.
Plein d'une amitié réciproque,
Mon cœur me tient lieu d'Apollon;
Pour exprimer comme il vous aime,
Pour s'ouvrir ou se dévoiler,
Le sentiment suffit, il se peint de lui-même,
Et c'est à lui seul de parler.
Éclatez, doux transports de ma reconnaissance;
Portez au bout de l'univers
Le récit des complots de tant de rois pervers
Qui préparaient ma décadence,
Et le récit de la constance
D'une sœur qui pendant mes plus affreux revers
De tous mes ennemis a bravé la puissance,
Et voulut par persévérance
Partager avec moi le triomphe ou les fers.
Publiez ses vertus au delà des déserts
<89>Où le Guèbre à genoux adore
Les rayons naissants de l'aurore,
Les portant, au delà des mers
Où Neptune étend son empire,
Jusqu'aux lointains climats où le soleil expire;
Et que d'un pôle à l'autre on entende en tous lieux
Qu'un mérite aussi grand, si digne qu'on l'admire,
L'élève jusqu'au rang des dieux.
Ces sentiments, ma sœur, avec des traits de flamme
Sont gravés au fond de mon âme.
Vainqueurs de l'absence et du temps,
Ils seront fermes et constants
Jusqu'au terme fatal où vers la triste rive
Caron transportera mon âme fugitive
Dans le sombre séjour où l'univers s'enfouit,
Où nos projets, nos vœux, l'amitié la plus vive,
Nos peines, nos plaisirs, où tout s'évanouit.

A Striegau, le 28 décembre 1757.