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174. DE D'ALEMBERT.

Paris, 7 octobre 1776.



Sire,

Des maux de tête violents et continuels, qui durant près de trois semaines m'ont empêché d'écrire et de penser, et qui sont la triste suite de ma disposition morale, m'ont paru d'autant plus cruels, qu'ils ne m'ont pas permis de répondre sur-le-champ à l'admirable lettre que V. M. a bien voulu m'écrire encore sur mon malheur. Quelle lettre, Sire! et combien peu, je ne dis pas de rois (car ils ne connaissent guère ce langage), mais d'amis, savent aussi bien parler que vous à une âme oppressée et souffrante! Je lis et je relis tous les jours cette lettre si bien faite pour adoucir mes maux; je la lis à tous mes amis, qui en sont comme moi pénétrés de reconnaissance pour V. M. Je me dis sans cesse, en la lisant et après l'avoir lue : Ce grand prince a raison; et je continue pourtant à m'affliger. V. M. n'en sera point surprise, et ne désespérera pourtant pas de ma guérison, malgré le peu d'espérance que j'y vois encore moi-même. Des objets d'étude profonde seraient le seul moyen de l'accélérer, et V. M. me propose avec autant de raison que de bonté ce puissant remède; mais ma pauvre tête n'est plus capable d'en faire usage. C'est donc du temps seul que je dois attendre quelque soulagement à mes peines; et je crains bien que ce temps cruel ne me dévore au lieu de me guérir. La comparaison que V. M. fait de notre malheureux individu avec les rivières, qui changent sans cesse, en conservant leur nom, est aussi ingénieuse que philosophique, et explique avec autant de raison que d'esprit pourquoi le temps finit par nous consoler; mais jusqu'à présent, Sire, ma triste rivière ne sent que la peine de couler, et ne voit point encore l'espoir d'avoir enfin un cours plus heureux et plus paisible. Si j'avais vingt-cinq ans de moins, j'aurais peut-être le bonheur de former quelque autre