Mémoire.

C'était dans des conférences que Guy Dickens eut le 25 et le 26 du mois d'avril de cette année avec les deux ministres de Russie, Bestushew et Woronzow, [qu'il] présenta le mémoire coté de la lettre A, en conséquence des ordres de sa cour qu'un courrier lui avait apportés. Comme le baron Pretlack avait reçu en même temps des ordres de<77> Vienne d'appuyer en tout la négociation du ministre anglais, et que le chancelier Bestushew prétendit un mémoire par écrit signé de lui moyennant lequel Pretlack déclarerait que sa cour était prête de reconnaître le casus foederis, dans le cas dont il s'agissait, et de vouloir entrer en toutes les mesures que les ministres de Russie prendraient avec Guy Dickens, le baron de Pretlack s'y prêta par un mémoire fort ample qu'il donna au Chancelier, mais dont celui-ci fut bien indigné, n'y trouvant que des protestations vagues sur la bonne volonté de l'Impératrice, sans promettre quelque chose de positif, en sorte que, sans communiquer ce mémoire au comte Woronzow, il le rendit au baron de Pretlack, comme nullement propre pour faire succéder la négociation, et l'obligea, après bien des brouilleries, de lui donner le mémoire coté sous B.

Pendant toutes ces entrefaites, Bestushew avait laissé absolument ignorer à l'impératrice de Russie ce que Guy Dickens avait proposé, et n'en avait communiqué, outre le comte Woronzow, qu'avec ses créatures, en attendant qu'il travaillait à une pièce par écrit sous le nom de remarques, de commentaire et de réflexions politiques dont il voulut accompagner le mémoire de Guy Dickens, quand il le remettrait à l'Impératrice. Il profita même de cet intervalle de temps pour gagner par des voies secrètes en sa faveur le nouveau favori de l'Impératrice, le jeune Schuwalow.

Ce n'était que le 18 de mai que le chancelier Bestushew, accompagné du vice-chancelier Woronzow et du premier secrétaire du collège de l'Empire, put trouver l'occasion de remettre le mémoire de Guy Dickens à l'Impératrice, qui d'abord marqua qu'elle n'était nullement d'humeur d'entrer en aucune manière dans ce que Guy Dickens demandait; sur quoi, le Chancelier lui lut le susdit commentaire qu'il avait composé avec tout l'artifice et rempli de tant de calomnies contre la Prusse, la France et la Suède qu'il en opéra un changement subit auprès de l'Impératrice, en sorte qu'elle goûta les propositions de Bestushew et approuva la demande qu'il lui fit de faire assembler secrètement un conseil extraordinaire composé des principaux membres du Sénat et du collège de guerre et de l'amirauté, tels que Bestushew les choisirait, auquel l'on ferait quelques ouvertures sur l'affaire dont il s'agissait, en lui cachant cependant, sous prétexte du secret à garder, les principales circonstances.

Ce conseil, ayant été assemblé le 25 et le 26 de mai, prit le résultat coté sous la lettre C, qu'on envoya à l'Impératrice, qui était absente à cause de quelques voyages de plaisir, en attendant que le Chancelier se donna tous les mouvements possibles pour faire approuver ce résultat de sa souveraine. Ce qui ne se fit cependant que le 20 de juin, après que l'Impératrice fut de retour à Moscou, où, à la fin, après bien des mouvements que Pretlack, Guy Dickens et surtout le ministre de Saxe, Funcke, s'étaient donnés, l'Impératrice autorisa le Chancelier de projeter la réponse au mémoire de Guy Dickens, qu'on lui rendit dans une<78> conférence entre les ministres de Russie, Guy Dickens et Pretlack, le 9 juillet, telle qu'elle est ci-jointe sous la lettre D, avec un projet de convention à faire, coté sous E.

Quand on avait lu, dans la conférence, ledit mémoire avec le projet de convention, Guy Dickens en parut être assez content, mais, après que Guy Dickens avait le loisir d'y penser et réfléchir mûrement, il fut effrayé des sommes énormes qu'on prétendait en subsides, et des autres conditions exorbitantes qu'on prétendait stipuler dans le projet de convention. Il était d'opinion que sa cour pourrait bien donner une certaine somme, une fois pour toutes, pour aider la Russie par rapport aux frais de la marche de ses troupes en Livonie, mais que sa cour accorderait difficilement des subsides annuels à ce sujet, vu que cela pourrait continuer plusieurs années de suite. D'ailleurs, il trouvait un subside de trois millions en cas de guerre, et même le nombre de troupes qu'on voudrait employer, trop forts; il désirait encore qu'on eût omis dans le projet de convention les articles 8, io et 18, comme trop onéreux à l'Angleterre, et dont le cas serait bien éloigné encore. Mais le chancelier Bestushew y insista, en relevant les fortes dépenses que la Russie serait obligée de faire en cas de guerre, pour écraser, à ce qu'il disait, tout d'un coup et avec toute la vivacité possible le roi de Prusse, avant qu'il eût le temps de se reconnaître ou d'avoir des avantages sur les alliés de la Russie. Il conclut que c'était l'unique moyen pour mettre au roi de Prusse telles bornes qu'il plaisait aux alliés de la Russie, et de parvenir par là à ce que l'Angleterre pourrait donner la loi à la France dans le système général de l'Europe. Il ajouta que, si l'Angleterre laissait échapper ce moment favorable, il ne répondrait point, malgré toute la bonne volonté qu'il aurait, de pouvoir jamais remettre les choses sur un aussi bon pied qu'elles étaient actuellement. Comme aussi Guy Dickens avait remarqué qu'on n'avaitt point fait mention, dans le mémoire des ministres de Russie, qu'on reconnaîtrait de la part de la Russie le cas présent avec la Prusse comme un casus fœderis, le Chancelier convint avec lui qu'il lui en écrirait, sur quoi Guy Dickens a eu la réponse cotée sous la lettre F.

Ce qu'il y a de plus extraordinaire dans cette affaire, c'est que le chancelier Bestushew a opéré que les troupes ont eu l'ordre de marcher vers la Livonie, avant même que Guy Dickens fût instruit de la réponse que les ministres de Russie lui feraient sur son mémoire, et avant que ceux-ci sussent si l'Angleterre accepterait le projet de convention ou non.

Quant au résultat pris par le conseil secret assemblé à Moscou, il est à remarquer que le chancelier Bestushew a avoué lui-même à un de ses amis intimes78-1 qu'il avait trouvé moyen pour faire nommer un de ses gens affidés de sa chancellerie, nommé Wolkow, pour tenir les protocoles sur les déliberations de ce conseil, lequel il avait instruit que,<79> pendant que le conseil, qu'il a qualifié du mot polonais de pospolite ruszenie, débattrait les propositions, il n'y coucherait rien autrement que selon les vues du Chancelier et conformément aux instructions qu'il lui avait données préalablement. Que ledit Chancelier s'est glorifié que par ses remarques ou commentaire qu'il avait faits, et dont il a été fait mention ci-dessus, il avait mené l'Impératrice à ce qu'elle avait qualifié le susdit résultat de son testament politique, quand elle avait remis ce résultat entre ses mains. Qu'outre cela il se trouvait couvert de ne plus être responsable des démarches qu'il avait faites de son propre mouvement dans cette affaire et surtout de l'ordre donné par lui au nom de l'Impératrice de se mettre d'abord en mouvement pour marcher en Livonie; que par ce résultat la bouche serait fermée à tous ses ennemis, et que ledit résultat servirait d'ailleurs de système politique établi en Russie.

Au surplus, comme ce résultat n'a point été encore publié, et que le Chancelier a refusé absolument d'en donner copie ou extrait au baron de Pretlack, ne voulant point qu'il en transpirât quelque chose, avant que la convention projetée ne fût acceptée, signée et ratifiée de l'Angleterre, il n'y a eu que le ministre saxon Funcke qui a trouvé moyen de l'avoir du Chancelier, sous la condition expresse de n'en rien communiquer aux ministres Guy Dickens et Pretlack que tout au plus par forme d'extrait; sur quoi cependant Funcke n'a point hésité de le communiquer auxdits ministres, en tirant la promesse d'eux de vouloir lui en garder le secret.

Pour ce qui regarde ce ministre saxon, il est constaté qu'il a été dans tout ce manège du Chancelier son vrai suppôt et le Mercure dont il s'est servi pour mener les choses conformément à ses vues, auquel sujet il est à remarquer encore79-1 que, quand le Chancelier lui a demandé pour combien la Saxe entrerait au jeu, quand on viendrait à faire la guerre au roi de Prusse, et que Funcke avait représenté là-dessus l'embarras où sa cour serait pour ne point s'exposer à la première insulte, mais qu'il prendrait tout ad referendum, le Chancelier lui avait répondu que la Saxe n'avait qu'à rompre sa lance quand le chevalier serait ébranlé de la selle, et que, quant à l'accession de la cour de Dresde au traité de Pétersbourg, il en serait assez temps, quand l'Angleterre aurait accepté et signé le projet de ratification — circonstance qu'on n'ajoute que pour la seule direction de mylord Maréchal, dont il ne touchera cependant rien dans ses entretiens avec le ministre de France, bien attendu que ce n'ont été que de vains pourparlers entre le Chancelier et le ministre Funcke qui ne tirent pas aux suites.



78-1 Funcke.

79-1 Das folgende nach einem Postscript des Berichts Funcke's an Brühl, Moskau 7. Juni (Bericht Plesmann's, Dresden 17. Juli, vergl. S. 25 Anm.).