11906. A LA DUCHESSE RÉGNANTE DE SAXE-GOTHA A GOTHA.

Freiberg, 12 [mars 1760].

La lettre de Votre Altesse m'est parvenue en toute sûreté, et je crois qu'actuellement Elle doit tenir ma réponse.167-1 Je suis confus de celle que je viens de recevoir,167-2 quelque envie que j'aie d'être digne de la bonne opinion, Madame, que vous avez de moi, je m'en sens encore bien éloigné; mais c'est un aiguillon de plus qui doit augmenter mes efforts pour mériter votre approbation. J'avoue que la bonté de ma cause ne me rassure pas contre les coups du sort; la plupart des fastes de l'antiquité sont remplis d'histoires d'usurpateurs, on voit partout le crime heureux triompher insolemment de l'innocence. Ce qui renverse les empires, est l'ouvrage d'un moment, et il ne faut quelques fois, pour qu'ils tombent, qu'une tête mal organisée se dérange dans un instant décisif. Je pourrais ajouter à tout ceci qu'en réfléchissant sur les lois primitives du monde, on s'aperçoit qu'un de ses premiers principes est le changement; de là, toutes ces révolutions, ces prospérités, ces infortunes et ces différents jeux du hasard qui ramènent sans cesse des scènes nouvelles. Peut-être que la période fatale à la Prusse est arrivée, peut-être verra-ton une nouvelle monarchie despotique de Césars; je n'en sais rien, tout cela est possible; mais je réponds que l'on [n']en viendra là qu'après avoir répandu des flots de sang, et que certainement je ne serai pas le spectateur des fers de ma patrie et de l'indigne esclavage des Allemands. Voilà, Madame, ma résolution ferme, constante, inviolable. Les intérêts dont il s'agit, sont si grands, si nobles qu'ils animeraient un automate; l'amour de la liberté et la haine de toute tyrannie est si naturelle aux hommes qu'à moins d'être des indignes, ils sacrifient volontiers leur vie pour cette liberté. L'avenir nous est caché par un voile impénétrable, la fortune si changeante déserte souvent d'un parti à l'autre; peut-être m'arrivera-t-il cette campagne autant de bonheur que j'ai éprouvé d'adversités pendant la dernière: la bataille de Denain167-3 rétablit la France des grandes pertes qu'elle avait faites pendant dix années consécutives d'infortune. Je vois les dangers qui m'environnent; ils ne me découragent pas, et, en me proposant<168> d'agir avec toute la fermeté possible, je m'abandonne au torrent des évènements qui m'entraîne malgré moi.

Je vois, Madame, que vous n'espérez guère en la paix; vous croyez que des personnes intéressées au nouveau système de la France s'y opposeront; je dois cependant vous dire que le mal-être du royaume, étant parvenu à son comble, occasionne un cri général de la nation pour la paix, auquel ni ministre ni favori ne résiste longtemps; surtout une raison victorieuse qui doit inspirer des idées pacifiques, c'est l'épuisement des finances. Cela est certain, et vous pouvez être persuadée que les fonds pour la campagne prochaine ne sont pas trouvés, et que bien s'en faut que les Français soient en état de faire cette année de grands efforts. Ce sont là les premiers arguments pour ces politiques durs, arrogants et inhumains.

Je suis, de même, certainement persuadé que M. de Serbelloni se trompe dans ce qu'il a débité au sujet de l'Espagne.168-1 J'ai reçu hier une lettre de milord Maréchal, de Madrid,168-2 qui me marque que le roi d'Espagne était tout au plus mal disposé pour la maison d'Autriche, qu'il travaillait à la paix et que j'y trouverais mon compte. On ne paie guère des subsides pour l'entretien de 30000 hommes. L'Espagne peut avoir donné quelques secours au roi de Pologne, mais assurément ils ne seront pas considérables, et M. Serbelloni a trouvé à propos de faire cette fanfaronnade, pour inspirer du courage à ses Cercles.

Voilà, Madame, une lettre qui n'a point de fin. Je suis honteux de mon bavardage et de toutes les misères que je vous mande. J'ai suivi mon plaisir, et je n'ai pas pensé au vôtre; j'ai cru faire conversation avec vous, et cette illusion flatteuse m'a fait abuser de votre temps et de votre patience. Enfin, Madame, vous me gâtez tout-à-fait: je deviens importun, fâcheux, à charge à mes amis et insupportable à tout le monde. Si vous avez fait le mal, c'est à vous à le guérir; je prendrai en témoignage de vos bontés les corrections et les réprimandes qu'il vous plaira de me donner; ils ne feront qu'ajouter à la haute estime et à l'admiration avec laquelle je suis, Madame, de Votre Altesse le fidèle cousin et serviteur

Federic.

Nach der Ausfertigung im Herzogl. Haus- und Staatsarchiv zu Gotha. Eigenhändig.



167-1 Vergl. Nr. 11900.

167-2 D. d. Gotha 9. März.

167-3 Am 24. Juli 1712.

168-1 Die Herzogin hatte, Gotha 9. März, geschrieben: „Nous venons d'apprendre d'assez bonne part que le général Serbelloni doit avoir déclaré par ordre exprès de sa cour à l'armée de l'Empire que l'Espagne avait accordé à la Saxe un subside pour l'entretien de 30000 hommes.“

168-2 Vergl. Nr. 11903.