12597. AU CONSEILLER PRIVÉ DE LÉGATION BARON DE KNYPHAUSEN A LONDRES.

[Leipzig, 19 décembre156-2 1760.]156-3

Après de mûres réflexions sur la situation politique de l'Europe par rapport à nos intérêts, j'en reviens toujours à mon sentiment, savoir qu'il faut travailler à désunir nos ennemis. Nous ne pouvons pas parvenir tout d'un coup à une paix générale et même nous ne devons pas la désirer, car, tant que nos ennemis sentiront leur force et leur supériorité fondées sur leur réunion, loin de négocier, ils voudront dicter d'impérieuses lois. Nous avons travaillé, l'hiver passé, infructueusement pour les désunir; cependant il ne faut pas se rebuter : plus que la guerre dure et plus les esprits se calment. Voici ce que j'ai fait de mon côté pour parvenir à ce but, et dont vous rendrez compte au ministère de la Grande-Bretagne.

J'ai primo profité de la fermentation où sont les esprits en Suède, et j'y ai fait passer des sommes considérables, que je pourrai augmenter selon le besoin et les circonstances, pour suggérer au Sénat tous les embarras possibles et culbuter, si cela se peut, le parti français; cependant voici une difficulté qui se présente. Vous connaissez la vénalité des Suédois, vous savez que leur gouvernement ne peut presque pas se passer de subsides en temps de paix; si donc nous gagnons de la supériorité à la Diète, qui leur donnera des subsides en temps de paix ?

<157>

Vous savez que cela surpasse mes forces et je doute que ce soit du goût de l'Angleterre.

Quelque peu d'apparence qu'il y a d'effectuer un revirement de système en Russie, j'ai cru néanmoins devoir tenter l'aventure. Sans vous rendre le détail de l'intrigue, il suffit que vous sachiez que le père157-1 du médecin de Schuwalow le favori lui offrira un million pour le mettre dans mes intérêts. Je ne vous parle point de la peine que j'ai à trouver cet argent; suffit, je l'ai fait et le ministre d'Angleterre résidant à Pétersbourg a été prié de se charger de la correspondance relative à cette affaire.

Je confesse, cependant, que je ne me promets pas grande chose de ces deux négociations, 1° parceque Schuwalow est Français à brûler, 2° parcequ'il est entré trop en avant avec la cour de Vienne et que peut-être il n'est pas le maître de rompre d'abord ses engagements, 3° parceque la cour de Pétersbourg a des vues sur la Prusse et qu'elle se flatte d'ajouter cette conquête à ses vastes États. Pour ce qui est de la Suède, je crois qu'il sera possible de saper le parti français, mais je crains que l'article des subsides ne fasse manquer le grand coup.

J'en viens à présent à la France. Cette puissance est sans doute le grand mobile de cette alliance, par son crédit même en Russie, pour les secours pécuniaires qu'elle fournit aux princes de l'Empire qu'elle a engagés à combattre pour la cause de l'Impératrice-Reine, et parceque, si l'on peut séparer la France de l'alliance de nos ennemis, je répondrai que le reste de l'édifice s'écroulerait de soi-même comme un bâtiment ruineux sapé dans ses fondements. Il reste à examiner quels moyens il convient d'y employer pour y parvenir.

On croit en Angleterre que je pourrais m'ouvrir des canaux dans ce pays-là par les amis que j'y peux avoir. Mais vous savez que les gens en place sont tout nouveaux, avec lesquels je n'ai jamais eu la moindre liaison; qu'au contraire le parti dominant fait profession de se déclarer de mes ennemis. Comptez pour ceux-là le Dauphin, la Pompadour et le duc de Choiseul; les dispositions de ces personnes seules m'empêchent de rien faire dans ce pays-là. Ce seraient des obstacles qui seraient peut-être à vaincre, dira-t-on; mais examinons, dans la position où se trouve la France, qui, de l'Angleterre ou moi, pourrait le plus tôt acheminer les choses à la paix.

Les discussions d'intérêts sont toutes entre la France et l'Angleterre; cela roule sur leur commerce, sur leurs possessions aux Indes Orientales et Occidentales; et, si les Français y prennent quelque intérêt pour le Continent, il y a bien des bruits et des apparences qui font soupçonner qu'ils ont des vues sur la Flandre, dont, par un traité, l'Impératrice leur a cédé quelques villes.157-2 Que puis-je faire en tout<158> ceci? porter des paroles de paix de l'Angleterre à la France? Je suis moi-même une des puissances belligérantes; mais, quand même je pourrais entamer une telle négociation, il paraît premièrement que ce ne serait pas la voie directe, que par conséquent elle serait longue, et, en second lieu, il n'[y] a rien de plus aisé dans ces sortes de négociations qu'en voulant accommoder deux puissances qui ont des intérêts si opposés, on ne se brouille soi-même avec elles. C'est certainement ce que je ne veux pas, et qui me garantira que, si je fais passer quelque insinuation en France, les Français, dans l'intention de me rendre suspect et odieux en Angleterre, n'y feront pas courir des bruits aussi mensongers que déshonorants sur mon compte? Tout cela bien examiné, me fait conclure qu'il ne me convient point de négocier avec la France, 1° parceque la discussion des grands intérêts de cette puissance doit se faire avec l'Angleterre, 2° parceque la voie est longue et 3° parceque j'y crois entrevoir quelques dangers.

Cette affaire prend une face toute différente, si la négociation s'entame directement par l'Angleterre, car cette puissance aura sans doute réfléchi sur ce qui lui convient de garder ou de restituer de ses conquêtes, jusqu'où elle peut souffrir sans risque l'agrandissement de la France en Flandre et sur les côtes de La Manche; enfin, il n'y a qu'elle qui puisse s'entendre en traitant directement avec la France de la manière que ces deux couronnes pourront concilier leurs intérêts.

Je crois que, cette base posée, la France pourrait se résoudre à faire une paix séparée; j'avoue que l'article du contingent des 24 000 hommes me serait désavantageux, mais je me repose sur les assurances que le roi d'Angleterre a bien voulu me donner de ne point [m']abandonner, même de m'assister de ses troupes allemandes; je me fie à la parole d'un roi et à ces sentiments fermes, nobles et généreux dont son ministère m'a donné tant de preuves dans le cours de cette guerre, et à la bonne foi d'une nation à laquelle on peut reprocher plutôt d'avoir fait trop d'efforts en faveur de ses alliés que de les avoir jamais abandonnés ou trahis.

Si cette paix se peut faire, j'en recueillirai toutefois un grand avantage en ce que, d'abord, je serai débarrassé des Suédois; que l'argent de France venant à manquer en Russie, ralentira les opérations de cette cour, et qu'après une campagne peut-être, avec les secours des troupes allemandes du roi d'Angleterre, la cour de Vienne, lassée d'efforts infructueux et se voyant abandonnée par la France, se rendrait plus traitable sur l'article de la paix.

Vous me demanderez peut-être comment l'Angleterre pourrait entamer cette négociation. La réponse est aisée. Le lieu le plus propre aux conférences est sans doute La Haye. Là, le Roi se peut servir de M. Yorke, dont l'habileté, les lumières et la fidélité sont connues; ou, si le Roi ne veut pas se commettre, il peut se servir du prince Louis de Brunswick, dont le zèle et les bonnes dispositions sont connus.

<159>

Quand même les deux voies ne conviendraient pas au ministère, il trouvera cent autres moyens d'entamer une négociation que je croirais perdre mon temps en lui en voulant suggérer.

Il ne me reste que faire quelques observations touchant la guerre que nous faisons qui regardent surtout le prince Ferdinand, et je crois que le bien de la cause exige que vous en parliez à la cour où vous vous trouvez. Nos ennemis, plus forts et infiniment plus nombreux que nous autres, ont la sagesse de se consulter et de convenir en général entre eux de leurs opérations, en quoi tous leurs différents corps se prêtent la main mutuellement; de notre côté, il y a sans doute du rapport entre les mouvements de nos corps séparés, mais malheureusement pas autant qu'il le faudrait entre l'armée du prince Ferdinand et la mienne, ce qui nuit réellement au bien commun. Pour vous en donner un exemple: j'avais averti le prince Ferdinand que je faisais marcher un corps vers Langensalza pour seconder les mouvements qu'il ferait du côté de Gœttingue; il vient de se retirer de là, et, si je n'en avais été averti d'ailleurs, malheur serait arrivé à mes troupes.159-1 J'espère qu'on lui fera sentir en termes généraux que le bien des affaires demande que nous nous entendions, surtout quand les troupes se trouvent dans un voisinage assez proche pour pouvoir se faciliter réciproquement leurs opérations.

Chiffre à part!

Vous pouvez lire toute cette dépêche à M. Pitt, parcequ'il y a une infinité de détails dont je ne suis pas fâché qu'il soit instruit.

Federic.

P. S.

La dernière dépêche que j'ai eue de vous et du sieur Michell, a été de la date du 2 de ce mois; depuis ce temps-là rien ne m'est pas encore entré de votre part, ni par courrier ni par l'ordinaire.

Das Hauptschreiben nach dem eigenhändigen Concept. Das Postscriptum auf der Ausfertigung.



156-2 Ein Schreiben an Pöllnitz vom 18. December in den Œuvres, Bd. 20, S. 89.

156-3 Das Datum nach der Ausfertigung.

157-1 So; statt „frère“ .

157-2 Im Theilungsvertrag von Versailles vom 1. Mai 1757. Vergl. Schäfer a. a. O. Bd. 1, S. 283.

159-1 Vergl. Nr. 12595.