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108. AU MÊME.

Freyberg, 6 mars (1760).

Votre officier du Canada
Est arrivé, sans qu'une lettre
De votre main le secondât
Dans quelques jours on le va mettre
En place où sans doute il pourra
Guerroyer tant qu'il le voudra.
Des ennemis, j'en ai de reste,
Et, parmi leur nombre funeste,
Il peut choisir qui lui plaira.
Sa valeur n'aura rien à craindre
Pour lui, dans ses futurs exploits,
De tout ce qu'il vient de dépeindre
Des procédés des Iroquois;
Les Vangions et les Avares,
Les Semnons, Suèves et barbares,
Quoique contre nous entichés,
Ne nous ont jamais écorchés.
Si cependant, dans ces ravages,
Votre neveu le Canadien
Approfondit l'Autrichien
Et des Russes les brigandages,
Malgré leur beau nom de chrétiens
Avec nous il conviendra bien
Que leurs mœurs sont très-fort sauvages.
Et qu'au troc il n'a gagné rien
En quittant ses anthropophages.

Oui, mon cher marquis, il n'y a que très-peu de différence de Russes à Iroquois, et l'espèce humaine, quand on l'abandonne à elle-même, est brutale, féroce et barbare. Voyez ce que vos Français ont été, ce qu'ils ont fait à la Saint-Barthélemy. Quand on anime les hommes, quand on les met en fureur, et qu'on leur lâche la bride, <148>ils cessent d'être hommes, et deviennent des bêtes farouches. Voilà le véritable mal que fait la guerre. Elle perd les mœurs, et ramène l'homme à un état sauvage en lâchant le frein à ses passions brutales. Je soupire après la paix, mais la paix ne soupire pas après moi. Je suis comme le Tantale de la Fable. Quand je crois la tenir, elle s'échappe. Qu'allons-nous devenir cette année, et quelle sera notre destinée? Vous n'en savez rien, ni moi non plus. Mais je crains fort que, si quelque dieu de machine ne s'en mêle, la fin sera funeste. C'est la vieille chanson que je vous répète. Ne vous en étonnez pas, mon cher marquis. Les objets de la guerre m'entourent journellement, et mes sens en sont frappés avec trop de suite pour que les idées n'en fassent pas impression sur mon esprit. Il faut l'avouer, nous vivons dans des temps orageux et terribles. Cette guerre ne le cède en rien à celle de trente ans. Mêmes cruautés, mêmes ravages, même dévastation, et, par-dessus tout, la quantité immense de canons qui change presque toutes les règles de l'art militaire. Mais vous, qui êtes comme un passager sur notre vaisseau, laissez la manœuvre au pilote et la crainte aux matelots. Adieu, cher marquis; je vous embrasse.