271. DU MÊME.

Berlin. 14 octobre 1762.



Sire,

Les voilà donc arrivés, ces postillons reçus avec tant de plaisir. Au premier coup de leurs cornets, ma poularde et mon dindon ont été occis, et nous les mangeons ce soir, en buvant de grandes rasades de vin à la santé de V. M. J'avais aussi certain jambon dans un garde-manger, destiné à la même fête, qui fera un grand ornement sur la table entourée de nos principaux académiciens, qui sont de très-bons citoyens, qui aiment plus votre gloire et votre mémoire immortelle que celle de tous les philosophes passés, présents et futurs.

Vous nous avez tous réjouis, et moi, en vous envoyant un nouvel ouvrage que j'ai fait,399-a je crains bien de vous ennuyer. Je me suis cependant efforcé de le faire le moins mauvais que j'ai pu; je l'ai tra<400>vaille assidûment pendant un an de suite. V. M. y reconnaîtra aisément les différentes situations de mon âme. J'ai fait les dissertations sur les trois premiers chapitres pendant nos perplexités, celles sur le quatrième et les premières du cinquième lors du règne de Pierre III, et la fin de mon livre après la révolution. Mon but a été de détruire à jamais la superstition, à laquelle on a donné le nom de religion. Dissertations sur les hermaphrodites et sur les tribades; les rabbins prétendent qu'Adam était hermaphrodite, et que Dieu lui créa deux femmes; histoire de ces deux femmes. Dissertation sur la musique française et italienne, sur les poëmes épiques, sur Cicéron. Voltaire amplement critiqué sur tous ces sujets; réflexions sur ce prétendu siècle philosophique. Toutes ces dernières dissertations ont été faites pendant notre alliance avec Pierre III. Voici celles qui ont été composées après sa mort : les plus grands maux qui ont accablé l'univers depuis deux mille ans ont été causés par les prêtres; ils ont assassiné les rois et les empereurs; les Pères de l'Église ont été les premiers promoteurs du dogme qu'il est permis aux sujets de se révolter et de tuer leurs princes; ils ont corrompu l'histoire; Constantin et Clovis, les deux premiers princes chrétiens, ont été plus méchants que les Néron et les Caligula; l'empereur Julien, le modèle des bons princes, a été faussement dénigré par tous les Pères de l'Église. Après avoir lu cet extrait de mon ouvrage, V. M. me demandera sans doute comment j'ai été assez hardi pour écrire la vérité avec tant de liberté; quand elle aura achevé la lecture de mon ouvrage, elle conviendra que je me suis conduit de manière que le dévot le plus outré ne saurait m'attaquer. J'ose dire que la manière dont j'ai attaqué la superstition est nouvelle et judicieuse. L'idée que j'ai eue est peut-être la seule chose passable qu'il y ait dans mon ouvrage. Plût au ciel qu'il y eût le quart de l'esprit qu'il y a dans vos jolis vers sur Schweidnitz!400-a

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A présent que Schweidnitz est pris,401-a je prendrai la liberté de vous rappeler un petit traité que V. M. avait bien voulu faire avec moi, mais qui n'a pu être exécuté, par l'opposition qu'y mirent les Autrichiens, que je donne tous de bon cœur au diable. Il y a deux certains paysages de M. Harper qui m'avaient été promis par Frédéric le Grand, si je restais trois semaines sans être malade. J'en avais déjà passé deux, jouissant de la santé d'un Hercule, et voilà que, la troisième, Frédéric part de Potsdam pour aller en Saxe changer son nom de Grand en celui de Très-Grand; et moi, je vois les paysages, gagnés de plus de la moitié, s'en aller en fumée comme les projets des Saxons. Aujourd'hui donc que vous avez pris Schweidnitz, ce qui, selon moi, n'est pas une des moins bonnes choses que vous ayez faites, vous devriez bien en conscience me payer mes deux semaines de santé, et m'ordonner, dans votre première lettre, de prendre les deux tableaux, qui sont par terre, faisant triste figure, au lieu que, dans ma chambre, je les mettrai dans un cadre. Ils réjouiront mon esprit dans les moments d'hypocondrie, et je dirai à tous ceux qui me viendront voir : Regardez, voilà deux tableaux que le Roi m'a donnés. Il me fallait encore huit jours pour qu'ils fussent totalement et de droit à moi. Mais le Roi ne fait pas comme ces vilains Autrichiens, qui violent tant qu'ils peuvent les capitulations; il a écrit de sa main dans sa dernière lettre : accordé, et il aurait pu cependant, sans manquer à sa parole, mettre : refusé. J'ai l'honneur, etc.


399-a Cet ouvrage est intitulé : Timée de Lucres en grec et en français, avec des dissertations sur les principales questions de la métaphysique, de la physique et de la morale des anciens, qui peuvent servir de suite et de conclusion à la Philosophie du bon sens, par M. le marquis d'Argens. A Berlin, 1763, quatre cent cinq pages in-8.

400-a Voyez t. XIII, p. 61-60.

401-a Il le fut le 9 octobre. Voyez t. V, p. 230, et t. XVIII, p. 169.