310. A LA MÊME.

Le 18 décembre 1755.



Ma très-chère sœur,

Vous recevez mes lettres avec trop d'indulgence. Je crains fort, et avec raison, que mon bavardage ne vous ennuie. Que puis-je vous écrire, ma chère sœur, d'un endroit solitaire où je vis plus avec les morts qu'avec les vivants, et où les occupations que j'ai ne fourniraient pas des matières intéressantes pour des nouvelles? Le tremble<320>ment de terre dont vous parlez1_320-a s'est réellement fait sentir dans mon pays, le long des rivages de la mer; à Stettin, l'Oder est enflée dans l'espace de quatre minutes, et a fait une crue de douze pieds; elle a inondé tout le faubourg, mais cela n'a duré qu'un moment. A Templin, le lac s'est soulevé; il a inondé tout d'un coup un de ses bords, et a obligé les pêcheurs qui étaient dessus de se sauver. En Frise, la même chose est arrivée à peu près sur les bords de l'Amasis et sur ceux de la mer; en Hollande, en Irlande, la même chose, avec des effets plus désastreux pour les habitants. Pour moi, qui ne suis pas grand physicien, mais qui me suis fait mon système de physique, comme Buffon a fait le sien, j'attribue tous ces phénomènes au principe que je suppose : je crois qu'il y a au centre de la terre un feu élémentaire qui, agité par différentes causes, se forme des canaux souterrains aboutissant vers la surface de la terre, et que ce feu, mis dans un mouvement plus violent, a poussé des rameaux sous la mer, dont effectivement l'un a crevé sur les côtes d'Irlande; le grand foyer s'est trouvé précisément sous Lisbonne. La matière sulfureuse et salpêtrique dont le sol de ce pays est empreint a donné plus de nourriture à ce feu, qui par conséquent, dans cet endroit, a fait l'effet d'une mine qui saute. Je vous donne mon raisonnement pour ce qu'il vaut, c'est-à-dire, pour une conjecture. Mon préjugé m'v fait peut-être ajouter un degré de crédibilité plus fort qu'il ne paraîtra à d'autres; mais je suis très-persuadé qu'il en est ainsi. Après tout, si je me trompe sur cette matière, ce qui me console, c'est que je ne suis pas le seul, et que la plupart qui s'égarent le font pour chercher midi à quatorze heures, au lieu que ce que je dis a de la vraisemblance et de la simplicité. Mais, ma chère sœur, c'est aux physiciens que vous avez à Baireuth à décider sur cette matière; pour moi, dont la destinée est de me démêler de la fourberie des hommes, je pourrais me tromper facilement sur les causes secrètes que la nature nous<321> cache, et qui sont une énigme pour le vulgaire, et quelquefois pour les savants mêmes.

Je suis au désespoir que vous vous priviez pour moi des collections que vous avez faites en Italie. L'intérêt que je prends à la nouvelle Jérusalem me fera posséder avec inquiétude la faveur que je dois tenir de votre amitié. Ma galerie n'a besoin, ma chère sœur, que de votre portrait pour la sanctifier, et, n'en déplaise à la reine du ciel et à toute sa famille, il n'en est aucun que je vous compare. Vous me direz que ce n'est pas avancer beaucoup quand on ne croit pas à ces gens-là, et que ce n'est que préférer votre portrait à celui d'une charpentière juive et peut-être pis; mais ce portrait a été fait par de grands maîtres, et l'habileté de leur pinceau ne donnera pas plus de mérite à leur sujet que votre portrait n'en a, que je tiens pour une copie de Pesne.

Les nouvelles que je puis vous marquer d'ici sont que j'ai gâté la tragédie de Mérope en en faisant un opéra,1_321-a que je pars dimanche pour Berlin, de quoi j'enrage, et que je compterai heures et moments jusqu'à mon retour; que l'hiver se fait sentir, que les chemins sont mauvais, que l'arrivée des étrangers nous annonce le carnaval, et qu'enfin je suis, comme j'ai toujours été, avec la plus parfaite tendresse, ma très-chère sœur, etc.


1_320-a Celui du 1er novembre 1755. Voyez t. IV, p. 29 et 30.

1_321-a Voyez t. XIV, p. XX, et 465-507.