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ÉPITRE AU MARQUIS D ARGENS, SUR LA PRISE DE SCHWEIDNITZ.

Si j'étais le bonhomme Homère,
Je chanterais en beaux vers grecs,
Ni chevillés, ni durs, ni secs,
Le grand exploit qu'on vient de faire.
Si j'étais monsieur de Voltaire,
Par le dieu du goût inspiré,
Et par conséquent sûr de plaire,
Je vous peindrais Schweidnitz livré
A Tauentzien, à ce Lefebvre,
Dont les bras l'ont récupéré,61-a
Et de loin, de colère outré,
Loudon, qui s'en mord bien la lèvre.
Ne me croyez point assez fou
Pour fabriquer une Iliade
Sur ce siége achevé par nous;
Je laisse la rodomontade
A l'orgueil révoltant et fade
Dont s'infatuent nos jaloux.
Enfin la place est donc reprise,
Et nous réparons la sottise
<53>De ce butor de commandant
Qui la perdit naguère un an.
Les postillons pourront vous dire
Ce que j'omets ici d'écrire
Du feu, des bombes, du canon,
Des approches, sapes, tranchées,
Des palissades arrachées,
Du globe de compression,
Des assauts, des brèches jonchées
De pandours sans confession
Précipités dans l'Achéron.
Ma muse humaine et plus timide,
Ni de sang, ni de mort avide,
Abhorre ce lugubre ton.
Qu'une autre muse boursouflée
Chante l'Europe désolée,
Victime de l'ambition,
Dans les champs de la fiction
Je choisis plutôt des images
Qui plaisent aux esprits volages
Que les feux et l'explosion
Du Vésuve et de ses ravages.
Quand de Noé le beau pigeon,
Vrai messager de patriarche,
L'olive au bec, volant à l'arche,
Apportera dans ce canton
La nouvelle tant désirée
D'une paix sûre et de durée,
Alors, tout rempli d'Apollon,
Cédant à l'ardeur qui m'embrase,
Et piquant des deux mon Pégase,
Je volerai vers l'Hélicon.
Mais en passant, je vous supplie
Que ma muse fort affaiblie,
Et que le froid de l'âge atteint,
Ranime son feu presque éteint
Au brasier de votre génie.
<54>Ah! marquis, quelle est ma manie!
Tandis que, par Bellone astreint
A risquer chaque jour ma vie
Pour les foyers de ma patrie,
Plus Don Quichotte que jamais,
Je ferraille encore à l'excès
Contre la grande hydre amphibie
Que compose la Germanie,
Au très-chrétien roi des Français
Par la Pompadour réunie,
Jointe à la Suède, à la Russie,
Dois-je, hélas! penser à la paix?
Cette paix se fera sans doute;
Quand et comment? je n'y vois goutte :
Mon âme, lente à s'agiter,
N'a pas le don de s'exalter.
Très-incrédule en fait d'augure,
J'ignore encore incessamment
Quelle espèce d'événement
Produira l'aurore future;
Et bien moins puis-je deviner
Quand ces potentats en démence,
Las enfin de nous ruiner,
Arrêteront leur insolence.
Ah! quel roi, quel sot animal,
S'écriera mon marquis caustique,
Qui, trottant comme un caporal,
Ignore de la politique
Le grimoire conjectural!
Quoi! d'une infortune imprévue
Il s'en prend au sort, il s'en plaint?
Un monarque à si courte vue
Devrait loger aux Quinze-Vingts.
Ah! marquis, n'allez pas si vite;
Souffrez plutôt que je vous cite
Un trait du Nouveau Testament.
Apprenez donc par mon organe
<55>Que les scribes, impunément
A l'Homme-Dieu cherchant chicane,
Lui montrèrent publiquement
Une Israélite adultère,
Lui demandant quel châtiment
Elle méritait pour salaire.
L'Homme-Dieu, doux et débonnaire,
Leur répondit très-sensément :
« Race pécheresse et perfide,
Qui de vous se croit innocent
Lève une pierre et la lapide. »
Aucun scribe ne lapida,
Et, confondu par le Messie,
Chacun se tut et s'en alla;
Et voilà mon apologie.
Croyez, marquis, que ce trait-là
A mon sujet très-bien s'applique.
Depuis Machiavel à Kaunis,
De Richelieu jusqu'à Bernis,65-a
Il ne fut point de politique,
Pussiez-vous tous les réunir,
Dont la raison géométrique
Ait pu déchiffrer l'avenir.
Qu'ils viennent donc à la barrière.
Ces grands scrutateurs du destin,
Et qu'un infaillible devin,
En levant la main la première,
A l'honneur de l'esprit humain
Sur moi lance à l'instant sa pierre.

(Octobre 1762.)


61-a Voyez t. V, p. 228-230.

65-a Voyez t. IV, p. 38, et t. X, p. 123.