5702. AU ROI DE FRANCE A VERSAILLES.

Berlin,18 décembre 1752.

Monsieur mon Frère. Ce serait mal répondre aux marques de confiance que Votre Majesté me donne, que de Lui cacher mes senti<286>ments. Il paraît qu'Elle a voulu savoir ma façon de penser sur les affaires de Pologne, et j'accompagne cette lettre d'un mémoire où je m'explique avec la plus grande vérité. Je soumets mes idées aux lumières de Votre Majesté. Quant aux faits, Elle peut m'en croire, je n'ai rien déguisé et j'ai tout exposé à Ses yeux, persuadé qu'on ne doit rien avoir de caché pour ses alliés et qu'en aucun prince de l'Europe je ne puis mieux placer ma confiance qu'en Votre Majesté.

Le fond des affaires de Pologne s'est enfin éclairci à cette Diète, et les ministres d'Angleterre et de Russie y ont assez mal adroitement trahi leur secret, de sorte que ce qui ne pouvait être regardé par le passé que comme un soupçon bien fondé, paraît à présent en évidence au grand jour. Il n'y a que notre ferme union et notre bonne intelligence qui puisse faire évanouir les projets dangereux de nos ennemis, et Votre Majesté peut être persuadée que personne n'a plus d'attachement à Sa personne ni ne prend plus Sa gloire à cœur que je le fais, autant par inclination que pour le bien de l'Europe. Je suis avec la plus haute estime, Monsieur mon Frère, de Votre Majesté le bon frère

Federic.

Mémoire sur les affaires de la Pologne.

Les deux cours impériales ont formé le projet de placer le prince Charles de Lorraine sur le trône de Pologne. Ce projet ne peut s'exécuter qu'à main armée: conviendrait-il à la France et à ses alliés de souffrir qu'on fasse cette violence à cette République? Nous répondrons que non. L'accroissement de puissance que la maison d'Autriche gagnerait par l'élection du prince Charles, serait si considérable qu'elle ferait pencher entièrement la balance des pouvoirs de son côté, et les conséquences qui s'ensuivraient seraient la perte de la Prusse, l'esclavage de l'Allemagne, et des guerres plus violentes que jamais la France n'en a eu à soutenir contre aucun des descendants de Charles-Quint.

La grande question est de savoir par quels moyens on empêchera un évènement aussi contraire aux intérêts communs des alliés. Choisir des moyens hasardeux, c'est trop risquer mal à propos; entreprendre des choses impossibles, c'est faciliter l'exécution des projets que nous voulons renverser; prendre le parti le plus solide et le plus sûr, est, ce semble, ce qui convient également à tous les alliés.

La première idée qui se présente, est de former un concert entre la France, la Prusse et la Suède, pour soutenir la Pologne contre tous ceux qui lui voudraient faire violence. En détaillant ce projet, il se trouve que la Prusse et la Suède se trouveraient chargées de tout le poids des opérations militaires, vu que les situations locales des États empêchent la France de frapper les grands coups.

Si nous comparons les forces des deux Impératrices avec celles des deux Rois, nous pouvons compter 280,000 combattants du côté des premières et 130,000 du côté des derniers. On répondra sans doute<287> que, quoique la France n'envoie pas directement ses troupes en Pologne, cela ne l'empêchera pas d'agir par diversion; mais voici ce qui arrivera. Les Anglais se déclareront contre la France, ils assembleront des Hollandais et de ces troupes que les princes de l'Empire sont toujours prêts à vendre aux plus offrants, pour s'opposer à la France, et cette diversion occupera tout au plus 40,000 Autrichiens, ce qui n'est pas un objet capable de leur faire perdre la supériorité en Pologne.

D'ailleurs, il est bon de remarquer que la Prusse ni la Suède ne peuvent compter sur la fidélité du Danemark, tant que le ministre mal intentionné pour eux gouvernera cet État.

Si nous examinons sans prévention à quoi l'on peut s'attendre des opérations militaires, on se convaincra que ce plan est impossible à exécuter. Les frontières de la Russie du côté de la Finlande sont si fortifiées par la nature et par l'art qu'il est impossible d'entamer cet empire par cette province. Du côté du midi se trouve la place de Wibourg, située dans une île de la Baltique, qui, empêchant les Suédois d'en faire la circonvallation, donne aux Russes toutes les commodités pour y jeter des secours. Des bords de la Mer Baltique en tirant vers la Laponie russienne et vers le septentrion s'étend un marais impraticable qui ne donne passage que par le moyen d'une seule chaussée, ce qui donne aux Russes la facilité de défendre leurs frontières avec peu de troupes et rend inutiles les forces que les Suédois voudraient employer pour les attaquer derrière ces marais.

Ce ne sont point les troupes de terre, mais les flottes qui peuvent décider de la supériorité entre la Russie et la Suède, et la marine suédoise est si peu considérable qu'on ne saurait la comparer à celle des Russes, de sorte qu'on peut s'assurer d'avance que les efforts de la Suède seront inutiles et que la cour de Pétersbourg fera une grande faute si elle envoie 40,000 hommes sur la frontière finoise, ce qui est le double de ce dont elle a besoin pour se défendre.

Il reste donc à la Prusse seule 200,000 hommes à combattre. Il paraît donc clairement qu'il lui sera impossible de résister à l'Autriche, à la Russie et de protéger la Pologne en même temps.

Quelque envie qu'ait le Roi d'obliger ses alliés, il ne croit pas devoir prendre sur lui des choses impossibles et dont l'exécution surpasse ses forces; il prévoit les suites fâcheuses de ce projet, qui paraissent si manifestes qu'on ne saurait se les dissimuler, et il ne veut point entrer dans des mesures qui dans la suite le réduisent à la triste nécessité d'abandonner ses alliés.

Il y a des expédients plus sûrs pour maintenir la liberté des Polonais que celui que nous avons exposé, et rejeté comme impraticable. C'est de porter les Turcs à déclarer la guerre à une des deux Impératrices. Nous le regardons comme le seul qui réponde entièrement à cet objet. Nous ne disons point qu'il faut par une négociation en formes déterminer la Porte à cette rupture; encore moins qu'il convient<288> aux alliés de s'engager à favoriser les Turcs par des diversions. Il faut que l'Europe demeure en paix, tandis que la guerre mine les puissances qui pourraient abuser de leurs forces en s'en servant contre la Pologne, et c'est à l'intrigue à profiter des dispositions du Sérail ou de celles des Janissaires pour les animer et les déterminer à la rupture avec la Russie. Nous voulons la paix&'133;: c'est la guerre des Turcs qui la prolonge et qui nous l'affermit; il faut que les cours impériales s'épuisent avec les Musulmans, pour qu'ils ratent la Pologne. Que le roi Auguste meure pendant cette guerre ou d'ici en dix ans, ni la Russie ni l'Autriche ne seront en état de disposer à main armée du trône de Pologne, et l'on ne craint pas leurs intrigues; il est plus facile de corrompre les Polonais que de battre des armées supérieures en nombre.

On demandera peut-être de quel sujet on pourrait convenir pour faciliter par un commun concours son élection en Pologne. Nous répondons à cette question, pourvu que ce ne soit ni le prince de Lorraine — ce qui est l'équivalent de la reine de Hongrie — ni quelqu'un de la maison de Czartoryski — trop attachée à la Russie — qu'il nous peut être indifférent du prince électoral de Saxe, d'un prince de la maison de France ou d'un Piaste, pour lequel de ceux-là on se déterminera; nous ajoutons que le Roi n'a point de vue de placer un Prince de sa maison, et qu'il y renonce entièrement.

Il est difficile, ou, pour mieux dire, impossible, de régler d'avance des choses qui sont à naître; nous avons vu dans ce siècle deux fois manquer les mesures qu'on avait prises pour disposer de couronnes d'avance. Le fameux traité de partage, fait pendant la vie de Charles II, ne fut qu'une disposition chimérique, et le traité de 1732 entre le feu Roi, l'Empereur et la Russie pour donner l'exclusion au roi de Pologne d'à présent et placer le prince de Portugal sur le trône de Pologne, fut rompu à la mort d'Auguste 1er. Pour dire ce qu'on pourra faire ou ne pas faire, il faut voir l'évènement; tout dépend des conjonctures qui l'accompagnent. Si à la mort du roi de Pologne l'Europe se trouve en paix, quelque contraire que soit l'élévation du prince de Lorraine à nos intérêts, dans ce cas il se trouve cependant qu'il y aurait plus de risque à l'empêcher qu'à la souffrir. Si le roi de Pologne meurt pendant le cours d'une guerre, il n'y aura rien de plus facile que de détruire les projets des deux cours impériales, et si elles ont la guerre à présent, on n'a rien à craindre du tout.

Quand on se rappelle que les couronnes de Bohême et de Hongrie, électives autrefois, sont devenues héréditaires en tombant entre les mains de la maison d'Autriche, on peut en conclure que la Pologne, passant sous la même domination, subira le même sort. Il n'est pas nécessaire d'en dire davantage pour faire sentir à un chacun quelles suites un pareil agrandissement de la maison d'Autriche produirait en Europe; il n'est pas nécessaire d'avertir tous les contemporains de la honte que ce serait pour eux d'avoir souffert — lorsqu'ils pouvaient l'empêcher —<289> qu'une puissance à moitié abattue reprit un plus grand accroissement qu'elle n'en a eu du temps de Charles-Quint même, ni de dépeindre ici les risques que tous les alliés auraient à courir, si ce plan dangereux s'exécutait.

Nous sommes persuadés que c'est à présent le temps de l'empêcher; que le moyen le plus sûr est de porter les Turcs à faire la guerre; que c'est le seul moyen pour nous tous de conserver la paix, qu'il est le plus convenable pour tous les alliés, parceque la guerre des Turcs les sert, sans les exposer, et qu'enfin que, lorsqu'on aura bien approfondi ce projet, on se persuadera mieux de son utilité à cause que c'est l'unique de praticable.


Nach der Ausfertigung im Archiv des Auswärtigen Ministeriums zu Paris. Das Schreiben eigenhändig; die Beilage von der Hand des Geh. Secretärs Cöper. Das Concept der Beilage im Königl. Geh. Staatsarchiv zu Berlin eigenhändig.